J-02-181
DROIT CIVIL – sociétés de fait – liquidation – loi applicable.
L’annulation d’un mariage pour cause de bigamie ne donne pas naissance à une société de fait sur le plan des rapports patrimoniaux entre les époux car toute société de fait suppose des apports réciproques de biens, ce qui ne se conçoit pas dans le cadre de la communauté de biens.
(Cour d’Appel d’Abidjan, Chambre Civile et Commerciale, arrêt n° 205 du 11 février 2000, KACOU Georges c/ Dame TIGORI Ahoua, Actualités juridiques, n° 30-31, août-septembre 2002, p. 23).
LA COUR,
Vu les pièces au dossier;
Vu les réquisitions écrites du Ministère Public;
Ouï les parties en leurs demandes, fins et conclusions;
Après avoir délibéré conformément à la loi;
EXPOSE DU LITIGE
Le 22 mars 1958, KACOU Georges s’unissait maritalement à dame KANGA Ablema devant l’officier d’état-civil d’Abengourou;
Le 1er mars 1993, KACOU Georges décédait;
A l’occasion dudit décès, dame KANGA Ablema était informée de l’existence d’une autre union l’égale, que son défunt époux avait contractée avec dame TIGORI Ahoua, le 22 mars 1965;
Aussi, par exploit en date du 07 mai 1996, dame KACOU Georges née KANGA Ablema saisissait-elle le Tribunal de Première Instance d’Abidjan, d’une action en nullité de mariage, à l’encontre de dame TIGORI Ahoua.
Au soutien de son action devant les premiers juges, la demanderesse expliquait qu’après plusieurs années de mariage, et face aux nombreux problèmes familiaux rencontrés par leur couple, elle avait fini par se séparer, de fait, avec son défunt époux, de son vivant;
Cependant, aucun divorce n’avait été prononcé, pas plus qu’une procédure en ce sens n’avait même été entreprise;
Dès lors, se fondant sur les dispositions des articles 2 alinéa 1 et 31 de la loi n° 64/375 du 07 octobre 1964, modifiée par la loi 83-800 du 02 août 1983 sur le mariage, dame KANGA Ablema sollicitait-elle l’annulation du second mariage pour bigamie;
En réponse devant les premiers juges, la défenderesse faisait valoir que le mariage qui avait existé entre feu KACOU Georges, de son vivant, et dame KANGA Ablema, était de nature coutumière et avait en réalité été dissout par une répudiation intervenue à l’encontre de celle-ci;
Par ailleurs, soutenait dame TIGORI Ahoua, son mariage à elle avait été célébré au vu et au su de la demanderesse qui, à ce jour, était, selon elle, malvenue à invoquer l’ignorance de ladite union;
En tout état cause, ajoutait-elle, son mariage avec feu KACOU Georges ayant été dissout du fait du décès intervenu, l’action en nullité initiée par dame KANGA Ablema devrait-elle être déclaré irrecevable, car sans objet;
Formulant une demande reconventionnelle, dame TIGORI Ahoua entendait voir ordonner la liquidation de la communauté ayant existé avec son défunt époux;
Vidant son délibéré, le Tribunal rendait la décision dont le dispositif est le suivant en substance :
« - Reçoit dame KANGA Ablema en son action en nullité du mariage célébré le 25 mars 1965 entre feu KACOU Georges et dame TIGORI Ahoua;
– L’y dit partiellement fondée;
– Annule ledit mariage;
– Reçoit dame TIGORI Ahoua en sa demande reconventionnelle en liquidation de communauté;
– L’y dit bien fondée;
– Ordonne la liquidation de la communauté ayant existé entre feu KACOU Georges et dame TIGORI Ahoua »etc.
Estimant que la décision ainsi rendue lui faisait grief, dame veuve ADOM KACOU Georges née TIGORI Ahoua, par acte d’huissier en date du 1er octobre 1999, relevait appel du jugement civil n° 486/6 en date du 16 avril 1999, susdit, à l’effet de voir la Cour d’Appel de céans;
EN LA FORME
– Déclarer recevable l’appel qu’elle avait interjeté;
AU FOND
– Confirmer le jugement querellé en ce qu’il avait décidé de l’existence d’une société de fait entre son défunt époux et elle;
EN REVANCHE
– Infirmer ledit jugement en ce qu’il avait décidé que la liquidation de la société de fait se ferait suivant les règles de la communauté légale;
Statuant à nouveau
– Inviter les parties à rapporter, par des productions, la preuve chacune, de sa contribution à l’acquisition des biens composant la société de fait, dont s’agissait;
– Confirmer le jugement pour le surplus;
Au soutien de son acte d’appel, dame TIGORI AHOUA relevait dans un premier temps, que son acte d’appel devrait être déclaré recevable, d’autant que l’acte de signification à elle adressé, ne comportait aucune date, en sorte qu’il était nul et de nul effet. Sur le fond, l’appelante soutenait que son acte d’appel se limitait aux dispositions du jugement touchant à la liquidation des droits matrimoniaux;
A ce propos, elle reprochait aux premiers juges d’avoir décidé de faire application des règles du Code Civil à la dissolution de la communauté des biens ayant existé avec son défunt époux, alors qu’en réalité, seul le régime des sociétés de fait devrait, en l’espèce, trouver application;
En effet, faisait remarquer dame TIGORI Ahoua, il résultait même des énonciations de l’arrêté attaqué, que les premiers juges avaient admis l’existence de ladite société de fait;
Ainsi, concluait-elle, les Magistrats du premier degré ne pouvaient, sans se contredire, faire application à la société de fait, qui avait existé entre son défunt époux et elle, des règles du Code Civil;
Pour dame TIGORI Ahoua, l’application au cas d’espèce du régime des sociétés de fait, était par ailleurs en conformité avec l’équité, dans la mesure où, alors que l’intimée avait quitté feu KACOU Georges depuis plus d’une vingtaine d’années, ce fut elle, qui était restée au chevet de celui-ci, jusqu’à son décès;
Il appartenait, par conséquent, à dame KANGA Georges, estimait l’appelante, de rapporter les preuves de sa participation à ladite société de fait;
Enfin, ajoutait l’appelante, si, par extraordinaire, la Cour n’entendait faire droit audit moyen, qu’il lui plaise, bien vouloir décider que tous les biens acquis par KACOU Georges de son vivant, avec son concours à elle, depuis la date de célébration de leur mariage, le 25 mars 1965, au décès de celui-ci, devraient être imputés à la communauté de biens ayant existé entre eux;
En réponse, l’intimée, avant tout débat sur le fond, plaidait l’irrecevabilité de l’appel interjeté par dame TIGORI Ahoua;
En effet, selon elle, alors que l’exploit de signification était intervenu le 25 août 1999, au domicile de l’appelante, celle-ci n’avait exercé sa voie de recours que le 1er octobre 1999, soit plus d’un mois après;
Sur le fond, dame KANGA Ablema, de manière subsidiaire, sollicitait la confirmation du jugement querellé;
En effet, arguait-elle, l’effet de toute nullité est de rétroagir, en sorte que l’acte concerné est censé n’avoir jamais existé;
Or, un tel raisonnement ne pouvait être tenu que par une application, au cas d’espèce, des règles du Code Civil;
Il s’ensuit, selon l’intimée, que dame TIGORI Ahoua ne pouvait, valablement, vouloir bénéficier des effets légaux du mariage putatif, tel que reconnu par les premiers juges, et invoquer le régime des sociétés de fait;
Au reste, l’application d’un tel régime, ne se concevait que dans l’hypothèse de la mauvaise foi des époux, ce qui, en l’espèce, n’avait pas été admis par la décision querellée;
Aussi, elle sollicitait que furent appliquées, dans la présente cause, les règles du Code Civil en ce qui concerne la dissolution de la communauté;
Le Ministère Public, dans ses réquisitions écrites, abondait dans le sens de la confirmation du jugement querellé;
SUR CE
L’intimé ayant conclu, il y a lieu de rendre une décision contradictoire;
EN LA FORME
Sur la recevabilité de l’appel de dame veuve ADOM KACOU née TIGORI
Il résulte des productions des parties, que dame TIGORI Ahoua a reçu notification d’un exploit de signification de la décision querellée, qui ne comporte aucune date;
A l’égard du destinataire d’un exploit, la copie à lui délaissée, tient lieu d’original;
Ainsi, en l’espèce, l’exploit de signification adressé à TIGORI Ahoua est donc entaché d’une irrégularité qui en affecte sa substance même, en sorte que le délai d’appel d’un mois n’a donc commencé à courir à son encontre;
Il s’ensuit que l’appel de dame TIGORI Ahoua est donc recevable;
AU FOND
Du droit applicable à la liquidation de la société de fait ayant existé entre ADOM KAKOU Georges et ses anciennes conjointes
Il ressort des énonciations de la décision frappée d’appel, que le mariage de feu KAKOU Georges et dame TIGORI Ahoua a été annulé pour cause de bigamie;
Cependant, considérant, au niveau des partages des biens, qu’une société de fait avait existé entre feu KAKOU Georges et dame TIGORI Ahoua, et soumettant ledit partage aux règles applicables à la communauté des biens, les premiers juges ont fait une mauvaise application de la loi;
En effet, toute société de fait suppose l’existence d’apports réciproques des parties, ce qui, dans le cadre de la communauté de biens, ne se conçoit;
Aussi, y a-t-il lieu d’infirmer le jugement querellé;
Statuant à nouveau, il convient de faire application du régime applicable aux liquidations des sociétés de fait;
L’intimé ayant succombé, il lui faut supporter les dépens;
PAR CES MOTIFS
Statuant publiquement, contradictoirement en la matière civile et en dernier ressort;
EN LA FORME
– Déclare dame veuve ADOM KACOU née TIGORI Ahoua recevable en son appel régulièrement relevé du jugement civil n° 486/6 en date du 16 avril 1999, rendu par le Tribunal de Première Instance d’Abidjan;
AU FOND
– L’y dit bien fondée;
– Infirme ledit jugement en ce qu’il a fait application à la liquidation de la société de fait… du régime de la communauté de bien.
Statuant à nouveau :
– Fait application à ladite liquidation du régime des sociétés de fait;
– Désigne à l’effet d’y procéder, Maître TANOH Jonas, Notaire à Abidjan, et le juge des affaires matrimoniales pour en surveiller les opérations, et faire rapport en cas de difficultés;
– Met les dépens à la charge de l’intimée.
Observations anonymes
Le 22 mars 1958, KACOU Georges et KANGA Ableme se sont mariés devant l’officier d’état civil d’Abengourou.
Après plusieurs années de mariage et face aux problèmes familiaux rencontrés par le couple, les époux se sont séparés mais sans divorcer.
En mars 1965, Monsieur KACOU Georges a contracté une autre union légale avec la Dame TIGORI Ahoua.
En mars 1993, KACOU Georges décédait.
Suite audit décès, Dame KANGA apprenait l’existence de l’union légale entre son ex-époux et dame TIGORI.
Aussi, va-t-elle saisir le Tribunal de Première Instance d’Abidjan d’une action en nullité de mariage, à l’encontre de Dame TIGORI Ahoua.
Quant à Dame TIGORI, elle soutenait, d’abord, que le mariage de feu KACOU Georges avec dame KANGA était de nature coutumière et avait été dissout par répudiation de Dame KANGA; ensuite, elle faisait valoir que ledit mariage ayant été dissout du fait du décès de KACOU Georges; l’action en nullité de Dame KANGA est sans objet et doit être déclarée irrecevable.
Enfin, par une demande reconventionnelle, elle demandait la liquidation de la communauté ayant existé entre elle et feu KACOU Georges.
Le Tribunal, par un jugement du 16 avril 1999, a annulé le mariage de feu KACOU Georges avec la Dame TIGORI pour bigamie, puis ordonné la liquidation de la communauté ayant existé entre feu KACOU Georges et Dame TIGORI.
C’est ce jugement qui est contesté devant la Cour d’Appel par Dame TIGORI.
Au soutien de son appel, Dame TIGORI reproche au Tribunal d’avoir jugé que la liquidation de la société de fait ayant existé entre elle et feu KACOU Georges se ferait suivant les règles de la communauté légale. En effet, selon elle, le Tribunal ayant reconnu l’existence de cette société de fait, c’est un non-sens qu’il soumette la liquidation de ladite société aux règles de la communauté légale.
D’où le problème suivant : les premiers juges pouvaient-ils, après avoir reconnu l’existence de cette société de fait entre feu KACOU Georges et Dame TIGORI, soumettre la liquidation de ladite société aux règles de la communauté légale ?
A cette question, la Cour d’Appel apporte la réponse suivante : » en considérant au niveau du partage des biens, qu’une société de fait avait existé entre feu KACOU ADON Georges et Dame TIGORI Ahoua, et soumettant ledit partage aux règles applicables à la communauté des biens, les premiers juges ont fait une mauvaise application de la loi.
La loi applicable selon la Cour d’Appel est celle de la juridiction des sociétés de fait.
1 Il ne s’agit pas d’une société de fait commerciale mais civile.