J-04-69
REGLES DE COMPETENCE JURIDICTIONNELLES ET DE PROCEDURE – APPLICATION DU DROIT NATIONAL SAUF DISPOSITIONS CONTRAIRES EXPRESSES DES ACTES UNIFORMES.
Sauf dispositions contraires expresses des actes uniformes fixant des règles propres de procédure désignant spécialement les juridictions pour statuer sur les différends nés de leur application, la détermination de la « juridiction compétente » relève du droit interne et, en particulier, de l’organisation judiciaire de chaque Etat partie.
En conséquence, les dispositions d’ordre public de l’article 101 alinéa 2 de l’acte uniforme portant sur le droit commercial général se référant expressément, matière contentieuse, à l’expression précitée, il incombe à la juridiction nationale, saisie d’une demande de résiliation de bail commercial, de rechercher dans les règles de droit interne de son Etat si elle est compétente ratione materiae pour connaître de ladite demande, étant précisé que le terme « jugement » est utilisé à l’alinéa 5 dudit article dans son sens générique et désigne toute décision de justice.
(CCJA , AVIS N° 1 / 2003 / EP du 04 juin 2003, Recueil de Jurisprudence N° 1 / Janvier – Juin 2003, p.59).
La Cour Commune de Justice et d'Arbitrage de l'OHADA, réunie en formation plénière à son siège :
Vu le Traité relatif à l'harmonisation du droit des affaires en Afrique, notamment en ses articles 10 et 14;
Vu le Règlement de procédure de la Cour Commune de Justice et d'Arbitrage (CCJA), notamment en ses articles 9, 53, 54, 55 et 58;
Vu la demande d'Avis consultatif de la République du Sénégal formulée par lettre N° 00800/MJ/MCS en date du 28 février 2003 du Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, enregistrée au Greffe de la Cour le 26 mars 2003 et ainsi libellée :
« Sur le fondement de l'alinéa 2 de l'article 14 du Traité relatif à l'harmonisation du droit des affaires en Afrique, j'ai l'honneur, au nom de l'Etat du SENEGAL, de soumettre à la Cour Commune de Justice et d'Arbitrage, la demande d'avis consultatif ci-jointe, que m'a fait parvenir le Président du Tribunal Régional hors classe de Dakar.
L'avis de votre auguste Cour sur la détermination de la juridiction compétente dont fait état l'article 101 de l'Acte uniforme relatif au Droit commercial général est sollicité.
En vous souhaitant bonne réception de la présente, je vous prie de croire, Monsieur le Président, à l'expression de ma haute considération »;
Vu la demande d'avis formulée par Monsieur le Président du Tribunal Régional hors classe de Dakar en date du 22 juillet 2002, annexée à la requête sus-énoncée et ainsi libellée :
« J'ai l'honneur de solliciter l'avis de la Cour Commune de Justice et d'Arbitrage (CCJA) sur la question de la détermination de la juridiction pouvant connaître de l'action en résiliation du bail commercial.
La question se pose dans les termes suivants :
Au SENEGAL, avant l'avènement de l'Acte uniforme sur le Droit Commercial Général, la résiliation du bail commercial était de la compétence du Juge des référés du Tribunal Régional (Tribunal de Grande Instance), qui constatait la fin du bail, avant d'ordonner le cas échéant, l'expulsion du preneur.
Cette compétence du Juge des référés, juge de l'urgence, se fondait sur, au moins, trois textes :
1.- l'article 592 du Code des Obligations Civiles et Commerciales (COCC) selon lequel les baux commerciaux ne cessent que par la résiliation constatée exclusivement par le Juge des référés, à la diligence de l'une des parties, en cas de défaillance de l'autre dans l'exécution de l'une quelconque de ses obligations;
2.- l'article 106 du même code selon lequel sauf disposition légale contraire, les parties peuvent convenir expressément qu'à défaut d'exécution, le contrat sera résilié de plein droit à dater de la notification au défaillant des manquements constatés à sa charge;
3.- et enfin, l'article 247 du code de procédure civile (CPC), qui pose le principe de la compétence du juge des référés dans tous les cas d'urgence, et lorsque la décision à intervenir ne fait aucun préjudice au principal.
Depuis l'avènement de l'Acte uniforme sur le Droit Commercial Général, l'article 101 dudit texte, qui organise désormais la résiliation judiciaire du bail commercial, dispose en son alinéa deuxième, qu'à défaut de paiement du loyer ou en cas d'inexécution d'une clause du bail, le bailleur pourra demander à la Juridiction compétente, la résiliation du bail et l'expulsion du preneur…;
L'alinéa cinquième du même article précise : “ le jugement prononçant la résiliation ne peut intervenir…”;
En outre, par la loi N° 98-21 du 26 mars 1998, le législateur sénégalais, dans le souci d'éviter “ la naissance d’un contentieux complexe qui est celui du contentieux de la disposition contraire ”, a expressément abrogé les dispositions du COCC relatives au bail commercial, notamment l'article 592, qui donnait spécialement compétence au Juge des référés.
Cet état nouveau du droit positif, a fait naître au Sénégal trois positions divergentes sur la compétence du Juge des référés en matière de résiliation du bail commercial.
Selon les tenants de la première thèse, la compétence du Juge des référés en matière de résiliation du bail commercial est désormais absolument exclue. Ils fondent leur position d'abord, sur le terme Jugement utilisé par l'alinéa 5 de l'article 101 de l'Acte uniforme sur le Droit Commercial Général. Ils soutiennent qu'en décidant que la résiliation du bail commercial doit intervenir par “ Jugement ”, les rédacteurs de l'Acte uniforme ont exclu, du coup, la compétence du Juge des référés, qui ne rend pas des jugements mais plutôt des “ ordonnances ”.Ils estiment aussi que le terme “ prononcer ” produit les mêmes effets. Selon eux, seul un tribunal, dans sa composition ordinaire, prononce une résiliation. Quant au Juge des référés, il se limite à constater la rupture du contrat, du fait de la défaillance de l'une des parties. Enfin, pour conforter leur position, ils invoquent l'abrogation expresse par le législateur sénégalais, de l'article 592 du COCC, qui donnait spécialement compétence au Juge des référés.
Cette interprétation a l'avantage de conférer au bail commercial, réceptacle du fonds de commerce, une plus grande sécurité. Le Juge du fond va prononcer la résiliation du bail après examen minutieux de tout le litige. Il peut opérer toute analyse juridique pouvant lui permettre de déceler le caractère sérieux ou non des contestations soulevées.
Son grand inconvénient, c'est de permettre au preneur indélicat de continuer à jouir d'un contrat devenu déséquilibré, du fait de son laxisme ou de sa négligence. Il va pouvoir continuer à occuper le local en usant des moyens et voies de recours dilatoires, sans payer un quelconque loyer à son bailleur, qui compte sur ce revenu pour subvenir à ses propres besoins.
L'autre inconvénient, c'est de faire jouer à l'Acte uniforme, un rôle qui n'est pas le sien dans l'organisation judiciaire des Etats parties.
Selon les tenants de la deuxième thèse, nonobstant les dispositions de l'article l01 de l'Acte uniforme sur le Droit Commercial Général, le Juge des référés demeure compétent si les parties ont inséré dans leur contrat, une clause de résiliation de plein droit conformément à l'article 106 du COCC.
Ils estiment que dans ce cas, le Juge des référés se borne tout simplement à constater que le bail est rompu (de plein droit), du fait de l'existence de la clause et du manquement de l'une des parties à ses obligations contractuelles. Le Juge des référés en tire donc les conséquences et ordonne l'expulsion du preneur.
Cette interprétation a l'avantage de donner force de loi à la commune intention des parties, mais elle se heurte au caractère d'ordre public des règles de compétence matérielle et des dispositions de l'article 102 de l'Acte uniforme sur le Droit Commercial Général.
Les tenants de la troisième position estiment, par contre, que les dispositions de l'article 101 n'ont pas vocation à enlever au Juge des référés sa compétence.
Ils estiment que les rédacteurs de l'Acte uniforme avaient pour seul objectif, de réformer le fond du droit applicable. Ils n'ont jamais eu l'intention de légiférer sur les questions d'organisation et de compétence des juridictions des Etats parties. Selon eux, l'article 101 alinéa 2 de l'Acte uniforme, en utilisant les termes “ Juridiction compétente ”, renvoie la question au droit processuel de chaque Etat partie.
Ils pensent aussi que le terme générique “ jugement ” employé par le même texte, en son alinéa 5, est insuffisant pour enlever au Juge des référés, juge de l'urgence, sa compétente traditionnelle.
Dans le cadre du texte de l'Acte uniforme, le terme jugement ne renvoie qu'à la notion générale de “ décision de justice ”, par opposition à son sens spécial et restrictif.
Les tenants de cette dernière thèse soutiennent que la compétence du juge des référés juge de l'urgence, trouve de façon générale, son siège dans les dispositions de l'article 247 du Code de Procédure Civile, qui ne sont contraires à aucun texte de l'OHADA. Dès lors, même en matière de bail commercial, si les conditions posées par le texte précité sont remplies et qu'il y a urgence, le Juge des référés est compétent.
L'avantage de cette interprétation, c'est de mettre à la disposition du plaideur ayant obtenu la résiliation du bail, une décision de justice immédiatement exécutoire, nonobstant appel ou opposition. Il est mis un terme rapide aux rapports contractuels devenus déséquilibrés.
L'autre avantage, c'est de ne pas impliquer les règles communautaires dans les questions tenant à l'organisation judiciaire des Etats Parties.
Son inconvénient, c'est de rendre la résiliation judiciaire du bail commercial assez rapide, ce qui peut fragiliser la stabilité nécessaire au fonds de commerce.
Dans l'attente de l'avis de votre haute juridiction sur cette question, je vous prie d'agréer, Monsieur le Président, Messieurs les membres de la Cour, l'expression de mes salutations distinguées. Signé : Abdoulaye BA ”;
Vu les observations du BURKINA FASO;
SUR LE RAPPORT DE MONSIEUR BOUBACAR DICKO, JUGE :
Emet l'Avis ci-après :
Sur l'unique question de la détermination de la juridiction pouvant connaître de l'action en résiliation du bail commercial, au sens de l'article 101 de l'Acte uniforme portant sur le droit commercial général
Sauf si les Actes uniformes ont eux-mêmes fixé des règles propres de procédure qui ont spécialement désigné les juridictions compétentes pour statuer sur les différends nés de leur application, la détermination de “ la juridiction compétente ”, expression consacrée et souvent employée par le législateur communautaire OHADA, relève du droit interne et en particulier, de l’organisation judiciaire de chaque Etat Partie.
En conséquence, les dispositions d'ordre public de l'article 101 alinéa 2 de l'Acte uniforme portant sur le droit commercial général se référant expressément, en matière contentieuse, à l'expression précitée, il incombe à la juridiction nationale, saisie d'une demande de résiliation du bail commercial, de rechercher dans les règles du droit interne de son Etat, si elle est compétente ratione materiae pour connaître de ladite demande, étant précisé que le terme “ jugement ” est utilisé à l'alinéa 5 dudit article, dans son sens générique et désigne toute décision de justice.
Le présent avis a été émis par la Cour Commune de Justice et d'Arbitrage de l'OHADA en sa séance du 04 juin 2003, à laquelle étaient présents :
Messieurs Seydou BA, Président
Jacques M'BOSSO, Premier Vice-Président
Antoine Joachim OLIVEIRA, Second Vice- Président
Doumssinrinmbaye BAHDJE, Juge
Maïnassara MAIDAGI, Juge
BoubacarDICKO, Juge-rapporteur
Et Maître Pascal Edouard NGANGA, Greffier en chef.
Le présent avis a été signé par le Président et le Greffier en chef.