J-06-185
COUR COMMUNE DE JUSTICE ET D’ARBITRAGE – COMPETENCE RATIONE MATERIAE – MATIERES MIXTES – SAISINE DE LA CCJA PAR LA COUR De cassation NATIONALE POUR CONNAÎTRE DES ACTES UNIFORMES– SURSISaSTATUER POUR LES MATIERES RELEVANT DU DROIT NATIONAL.
Lorsqu’une cour de cassation nationale est saisie d’un pourvoi concernant des questions relevant, pour les unes, du droit uniforme des affaires de l’OHADA et, pour d’autres, du droit national, il y a lieu de saisir la Cour commune de justice et d’arbitrage de cette Organisation pour les premières surseoir à statuer sur les secondes et de surseoir à statuer sur les premières jusqu’à ce que la CCJA ait rendu sa décision.
COUR De cassation DU SÉNÉGAL, 2e chambre statuant en matière civile et commerciale arrêts n 36 du 19 janvier 2005, SALEH contre ULMAN et arrêt n 37 du 19 janvier 2005, BABOU contre DRAME, note Bakary Diallo, Penant, n 855, p. 238.
A l’audience publique ordinaire du mercredi 19 janvier 2005.
Entre Jamal Saleh, commerçant demeurant à Dakar, demandeur élisant domicile en l’étude de Maître Samir Kabaz, Avocat à la Cour, d’une part.
Et la société Ulman, société anonyme ayant son siège social à Paris, défenderesse élisant domicile en l’étude de Maîtres Géni et Sankalé, Avocats à la Cour, d’autre part.
Statuant sur le pourvoi formé suivant requête enregistrée au greffe de la Cour de cassation le 5 juin 2000 par Maître Kabaz, Avocat à la Cour, agissant au nom et pour le compte de Jamal Saleh, contre l’arrêt n 333 du 9 juillet 1999 rendu par la Cour d’Appel de Dakar, dans la cause l’opposant à la société Ulman.
Vu le certificat attestant la consignation de l’amende de pourvoi et la somme pour garantir le paiement des droits de timbre et d’enregistrement.
Vu la signification du pourvoi à la défenderesse par exploit du 6 juin 2000 de Maître Bernard Sambou, Huissier de justice.
LA COUR
Ouï M. Ndiamé Gaye, auditeur, en son rapport.
Ouï Mme Aminata Mbaye, Avocat général, représentant le ministère public, en ses conclusions.
Après en avoir délibéré conformément à la loi.
Vu la loi organique n 92 25 du 30 mai 1992 sur la Cour de cassation.
Vu le Traité du 17 octobre 1993 relatif à l’harmonisation du droit des affaires en Afrique.
Attendu qu’au soutien du pourvoi dirigé contre l’arrêt n 333 rendu le 9 juillet 1999 par la Cour d’Appel de Dakar, confirmant le jugement du tribunal régional de Dakar, qui l’a condamné à payer diverses sommes à la société Ulman, le demandeur invoque deux moyens de cassation tirés respectivement de la violation des articles 30, 264 du COCC et 202 de l’Acte uniforme portant sur le droit commercial général.
Mais attendu qu’aux termes de l’alinéa 3 de l’article 14 du Traité susvisé, « saisie par la voie du recours en cassation, la Cour se prononce sur les décisions rendues par les juridictions d’appel des Etats parties, dans toutes les affaires soulevant des questions relatives à l’application des Actes uniformes et des règlements prévus au présent Traité, à l’exception des décisions appliquant des sanctions pénales », et que, selon les articles 15 et 16 de ce Traité, d’une part, « les pourvois en cassation prévus à l’article 14 ci-dessus sont portés devant la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage, soit directement par l’une des parties à l’instance, soit sur renvoi d’une juridiction nationale statuant en cassation, saisie d’une affaire soulevant des questions relatives à l’application des Actes uniformes » et, d’autre part, « la saisine de la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage suspend toute procédure de cassation engagée devant une juridiction nationale contre la décision attaquée ».
Attendu, en conséquence, qu’il y a lieu de se déclarer incompétent pour statuer sur le second moyen du pourvoi, de surseoir à statuer sur le premier moyen et de renvoyer l’affaire devant la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage.
PAR CES MOTIFS
Se déclare incompétent pour statuer sur le second moyen du pourvoi.
Ordonne le sursis à statuer sur le premier moyen du pourvoi.
Renvoie l’affaire devant la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage.
Réserve les dépens.
Président : Ibrahima GUEYE.
A l’audience publique ordinaire du mercredi 19 janvier 2005.
Entre Alioune Babou, commerçant demeurant à Dakar, demandeur élisant domicile en l’étude de Maître Ciré Clédor Ly, Avocat à la Cour, d’une part.
Et Mbacké Dramé, commerçant demeurant à Dakar, défendeur élisant domicile en l’étude de Maître Ibrahima Dia, Avocat à la Cour, d’autre part.
Statuant sur le pourvoi formé suivant requête enregistrée au greffe de la Cour de cassation le 14 décembre 2001par Maître Ciré Clédor Ly, Avocat à la Cour, agissant au nom et pour le compte d’Alioune Babou contre l’arrêt n 315 du 1er juin 2001rendu par la Cour d’Appel de Dakar, dans la cause l’opposant à Mbacké Dramé.
Vu le certificat attestant la consignation de l’amende de pourvoi et la somme pour garantir le paiement des droits de timbre et d’enregistrement.
Vu la signification du pourvoi au défendeur par exploit du 19 décembre 2001de Maître Mamadou Mansour Kamara, Huissier de justice.
LA COUR
Ouï M. Ndiamé Gaye, auditeur, en son rapport.
Ouï Mme Aminata Mbaye, Avocat général, représentant le ministère public, en ses conclusions.
Après en avoir délibéré conformément à la loi.
Vu la loi organique n 92 25 du 30 mai 1992 sur la Cour de cassation.
Vu le Traité du 17 octobre 1993 relatif à l’harmonisation du droit des affaires en Afrique.
Attendu qu’au soutien du pourvoi dirigé contre l’arrêt n 315 rendu le 1er juin 2001par la Cour d’Appel de Dakar, confirmant l’ordonnance du juge des référés du tribunal régional de Dakar, qui a ordonné l’expulsion d’Alioune Babou des locaux donnés à bail par Mbacké Dramé, le demandeur invoque trois moyens de cassation tirés respectivement de la violation des articles 101de l’Acte uniforme sur le droit commercial général et 32 du Code de procédure civile, de l’insuffisance de motifs et de la violation des droits de la défense.
Mais attendu qu’aux termes de l’alinéa 3 de l’article 14 du Traité susvisé, « saisie par la voie du recours en cassation, la Cour se prononce sur les décisions rendues par les juridictions d’appel des Etats parties, dans toutes les affaires soulevant des questions relatives à l’application des Actes uniformes et des règlements prévus au présent Traité, à l’exception des décisions appliquant des sanctions pénales » et que, selon les articles 15 et 16 de ce Traité, d’une part, « les pourvois en cassation prévus à l’article 14 ci-dessus sont portés devant la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage, soit directement par l’une des parties à l’instance, soit sur renvoi d’une juridiction nationale statuant en cassation, saisie d’une affaire soulevant des questions relatives à l’application des Actes uniformes » et, d’autre part, « la saisine de la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage suspend toute procédure de cassation engagée devant une juridiction nationale contre la décision attaquée ».
Attendu, en conséquence, qu’il y a lieu de se déclarer incompétent pour statuer sur la première branche du premier moyen du pourvoi, de surseoir à statuer sur la seconde branche du premier moyen et les deuxième et troisième moyens et de renvoyer l’affaire devant la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage.
PAR CES MOTIFS
Se déclare incompétente pour statuer sur la première branche du premier moyen du pourvoi.
Ordonne le sursis à statuer sur la seconde branche du premier moyen et les deuxième et troisième moyens du pourvoi.
Renvoie l’affaire devant la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage.
Réserve les dépens.
Président : Ibrahima Guèye.
NOTES
Les deux arrêts rapportés du 19 janvier 2005 (arrêts d’incompétence partielle rendus par la deuxième chambre civile et commerciale, qui sont l’un et l’autre inédits), sont de ceux susceptibles de faire avancer la réflexion et d’apporter quelques éléments de solution à des questions jusque-là timidement débattues en droit OHADA.
La Cour de cassation sénégalaise apporte effectivement une contribution dans le débat qui se noue autour de la question de la répartition des compétences, dans un litige où s’entrechoquent et se mêlent les matières juridiques harmonisées et les matières juridiques non harmonisées.
Révélons rapidement les circonstances des deux controverses.
Dans la seconde espèce, un commerçant (Alioune Babou) preneur d’un bail commercial donné par un autre commerçant (Mbacké Dramé), avait été assigné en expulsion par ce dernier devant le tribunal régional de Dakar. Le juge des référés du tribunal régional, puis la Cour d’Appel avaient facilement accédé à cette demande, en ordonnant l’expulsion.
Ayant succombé devant les juges du fond, le commerçant sollicite de la Cour de cassation sénégalaise, la censure de l’arrêt, en invoquant au soutien de sa demande, trois moyens de cassation basés respectivement sur la violation des articles 101de l’Acte uniforme portant sur le droit commercial général et de l’article 32 du Code de procédure civile sénégalais, et enfin, de l’insuffisance de motifs et de la violation des droits de la défense.
Dans la première espèce, l’auteur du pourvoi, M. Jamal Saleh, cherchait également à échapper à un jugement défavorable du même tribunal régional de Dakar, confirmé en appel, le condamnant au paiement de sommes d’argent à la société Ulman. a cette fin, le commerçant présentait deux moyens de cassation tirés, d’une part, de la violation des articles 30 et 264 du COCC sénégalais et de l’article 202 de l’Acte uniforme portant sur le droit commercial général.
Les deux espèces rendues à la même date ne manquent pas de proximités. Dans les deux cas, le litige porte à la fois sur le droit national et le droit harmonisé. Il s’agit donc d’affaires mixtes.
Sollicitée par la voie d’un recours en cassation, la haute juridiction nationale sénégalaise s’est contentée de souligner son incompétence pour les moyens soulevant des questions relatives à l’application d’un Acte uniforme, et a décidé de surseoir à statuer pour les autres moyens ayant trait au droit interne non harmonisé et à renvoyer l’affaire devant la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage, sous le visa des articles 14, 15 et 16 du Traité de l’OHADA. Cette décision procède donc d’une démarche volontaire en direction de l’ordre juridique OHADA tel qu’il a été voulu par le législateur communautaire.
Mais, que doit-on penser de cette solution? La saisine sur renvoi de la CCJA dans un litige portant à la fois sur le droit interne et le droit uniforme constitue-t-elle une obligation ou une faculté pour une juridiction suprême nationale?
En première lecture, les arrêts commentés reposent donc sur une implacable logique et semblent imperméables à toute critique.
Pourtant, à y regarder d’un peu plus près, la solution retenue par la deuxième chambre civile et commerciale ne s’impose pas avec la force de l’évidence. Elle révèle surtout un vide juridique inquiétant dans les rapports entre les juridictions nationales de cassation et la CCJA. Vide juridique qui fait le lit d’une insécurité juridique et judiciaire, dont les premières victimes sont les plaideurs.
Il est vrai qu’en matière de recours en cassation dirigés contre les Actes uniformes, le juge de cassation sénégalais réaffirme sans réelle surprise, la compétence exclusive, voire d’ordre public, de la CCJA.
Mais les juridictions nationales restent souveraines pour connaître tous les pourvois visant la censure du droit interne non harmonisé.
Il consacre donc le partage de compétences avec la CCJA dans les litiges présents élevés à sa connaissance (I). Mais si la solution adoptée est simple, sa portée juridique est plus difficile à saisir (II).
I. LE PARTAGE DE COMPETENCE ENTRE LA CCJA ET LA COUR De cassation NATIONALE
Tout litige dans lequel l’invocabilité du droit OHADA est effective doit être directement tranché encas de cassation par la CCJA. C’est une compétence exclusive (A). Mais la CCJA n’est pas compétente pour intervenir dans les matières hors OHADA (B).
A. L’exclusivité de compétence de la CCJA dans le contentieux des Actes uniformes
Le contentieux relatif aux Actes uniformes issus du Traité OHADA est gouverné par deux principes essentiels.
D’abord, le contentieux est réglé en première instance et en appel, par les juridictions des Etats parties (art. 13 du Traité OHADA); ainsi, dans les cas particuliers rapportés, les litiges ont pu être portés devant le tribunal régional de Dakar, puis devant la Cour d’Appel, avant d’être adressés à la Cour de cassation sénégalaise.
Ensuite, la CCJA assure dans les Etats parties, l’interprétation et l’application communes du Traité, des règlements pris pour son application et des Actes uniformes ().
Dès sa conception, la CCJAa été ainsi dotée de la fonction de juger, sans le moindre partage. Elle a été chargée d’unifier et de régulariser l’interprétation de la règle de droit dans tout l’espace géographique OHADA, et à l’égard de tous les justiciables, quels que soient le pays où se situe le tribunal, la profession des parties, lorsque le litige porte sur le droit harmonisé.
Telle demeure fondamentalement sa raison d’être. Sa création a été en quelque sorte imposée comme le corollaire du principe de l’unité de la Communauté juridique, pour coiffer un corps de juridictions préexistantes.
Le législateur communautaire a voulu ainsi, éviter l’éparpillement de l’interprétation du droit harmonisé, par l’émergence de jurisprudences qui peuvent être divergentes selon les juridictions territoriales saisies : nationales, francophones, lusophones, hispanophones ou bientôt anglophones. La CCJA est chargée de préserver la sécurité juridique dans ce qu’elle a de plus exigeant et de plus immédiat : la prévisibilité du droit et son évolution.
Tant il est vrai que la loi ne peut avoir qu’un sens à l’intention du législateur : ». les autres sens qu’on veut lui attribuer sont nécessairement faux. S’il y a plusieurs autorités chargées de connaître de la violation des lois, elles pourraient être interprétées en divers sens » ().
La promotion de l’unité et de la sécurité ne tolère pas la diversité de l’expression. Lorsque l’on est en présence de concepts mal maîtrisés, de notions mal définies ou de solutions confuses, la CCJA doit se révéler un guide précieux pour le juge ordinaire.
En un mot, le souci majeur et exclusif est de sauvegarder l’unité jurisprudentielle.
Toutefois, la compétence de la CCJA est une compétence spéciale. C’est-à-dire que celle-ci est exclusive mais circonscrite à l’application et l’interprétation des Actes uniformes du traité de Port-Louis de 1993. La CCJA est incompétente dans les matières non encore harmonisées. Pour toutes les matières hors OHADA, les juridictions de cassation nationales recouvrent leur pleine souveraineté.
B. La substitution de la CCJA aux juridictions nationales dans le contentieux des Actes uniformes
Les juridictions suprêmes nationales se voient évincées de leurs compétences traditionnelles dans toute matière ayant été l’objet d’un Acte uniforme.
Et lorsque le litige renferme, comme c’est le cas dans les espèces que nous rapportons, des matières juridiques harmonisées et des matières juridiques non harmonisées, un partage des compétences s’impose entre la CCJA. qui n’est compétente que pour l’application des Actes uniformes. et la juridiction suprême nationale. qui reste souveraine dans le contentieux du droit commun.
Dans les arrêts présents arrêts du 19 janvier 2005, les matières juridiques non harmonisées invoquées dans les pourvois concernent le Code de procédure civile, à travers son article 32 et les articles 30 et 264 du Code des obligations civiles et commerciales du Sénégal.
L’invocation de ces articles justifie pleinement la compétence de la Cour de cassation du Sénégal. Aussi, cette dernière semble tenir pour logique, le morcellement du litige en deux parties nettement distinctes. Cette position peut être a pprouvée. car la Cour de cassation ne doit connaître, même de façon indirecte, le contentieux des Actes uniformes. Inversement, en bonne logique, lorsque la CCJA est saisie dans les mêmes conditions, elle devra décliner sa compétence sur les matières non harmonisées.
Cependant, la coexistence de diverses compétences dans un même litige est susceptible d’engendrer une insécurité judiciaire handicapante, surtout pour les plaideurs.
Doit-on former deux pourvois en cassation pour une même décision entre les mêmes parties, l’un porté devant la juridiction nationale et l’autre devant la CCJA?
Doit-on toujours obliger les parties à former un seul pourvoi avec des moyens destinés à deux juridictions différentes?.
Doit-on faire bénéficier à la CCJA, une sorte de priorité chronologique dans l’examen du pourvoi? Ou doit-on, au contraire, réserver cette priorité à la juridiction de cassation nationale?.
Cette foule de questions révèle de façon manifeste, qu’entre les juridictions nationales de cassation et la CCJA, les rapports sont loin d’être clairs et apaisés. En la matière, chaque juridiction nationale de cassation se fait sa propre doctrine.
Si de prime abord la solution du renvoi partiel adoptée par la juridiction de cassation sénégalaise semble la plus simple et la plus logique, sa portée exacte est plus difficile à mesurer.
II. LA PORTEE DE LA DECISION DE RENVOI AUPRES DE LA CCJA
La réunion de moyens fondés sur des normes juridiques différentes dans les espèces qui nous occupent, n’est pas véritablement un cas exceptionnel; au contraire, la Cour Suprême du Niger a déjà eu à statuer sur la question (A). En vérité, si la position de la Cour Suprême du Niger a essuyé les critiques des commentateurs, celle de la Cour de cassation sénégalaise a le mérite de souligner le vide juridique qui règne en la matière (B).
A. Le critère de la prépondérance prônée par la Cour Suprême du Niger
De nombreux arrêts témoignent de ce que les juridictions suprêmes nationales cherchent désespérément à s’émanciper des règles maximalistes fixées par le Traité OHADA, en ce qui concerne la procédure du pourvoi en cassation. Un cap marquant de ce mouvement avait été franchi par la Cour Suprême du Niger, le 16 août 2001().
Cet arrêta été aussi le premier à mettre l’accent sur la difficile répartition de compétences dans un litige renfermant des moyens fondés à la fois sur le droit uniforme et le droit commun non concerné par l’harmonisation du droit des affaires.
L’espèce était relative à l’ouverture du capital de la Société Nigérienne d’Assurance et de Réassurance (SNAR Leyma) au groupe Hima Souley, lors d’une opération de recapitalisation de la société d’assurance. Le groupe Hima Souley se prévalait d’une ordonnance rendue sur requête le 20 avril 2001, par le Président du tribunal de Niamey, qui autorisait la nomination d’un administrateur judiciaire chargé de convoquer une assemblée générale des actionnaires de la SNAR Leyma, qui serait chargée de constater la libération des actions souscrites par le groupe Hima Souley et sa qualité d’actionnaire. Sollicitée, la Cour d’Appel avait confirmé l’ordonnance le 23 mai 2001.
Mécontente de cet arrêt, la Société Nigérienne d’Assurance s’était pourvue en cassation en invoquant la violation des dispositions du Code de procédure civile, du Code civil et du Code CIMA.
La défenderesse. le groupe Hima Souley. opposa une exception d’incompétence et une fin de non-recevoir. L’exception d’incompétence mettait en exergue la compétence exclusive de la CCJA pour statuer sur l’application des Actes uniformes de l’OHADA. Dans le cas particulier, l’Acte uniforme en cause était celui relatif au droit des sociétés commerciales et du groupement d’intérêt économique.
Au final, les moyens du pourvoi portaient à la fois sur la violation du Code de procédure civile nigérien, les dispositions du code CIMA (à noter que ces dispositions n’ont pas été précisées dans le pourvoi), le Code civil et le droit OHADA.
Pour résoudre la controverse, la Cour Suprême nigérienne procède à un raisonnement assez surprenant.
D’une part, elle procède à une relecture de l’article 18 du traité invoqué par le groupe Hima Souley, aux termes duquel « une partie qui, après avoir soulevé l’incompétence d’une juridiction nationale de cassation, estime que cette juridiction a, dans un litige, méconnu la compétence de la CCJA, peut saisir cette dernière, dans un délai de deux mois à compter de la notification de la décision attaquée », qui signifie selon elle, que la compétence de la CCJA n’est pas exclusive de celle des juridictions nationales.
Et d’autre part, elle estime que la CCJA n’étant compétente que pour l’interprétation et l’application des Actes uniformes, la Cour Suprême nationale n’a pas à renvoyer le pourvoi devant la CCJA, si cette voie de recours est fondée, de façon prépondérante, non sur la violation d’un Acte uniforme, mais sur celle du droit interne non harmonisé.
Il est vrai que la solution, ramenée à l’espèce considérée, pouvait paraître séduisante et satisfaisante. car le litige portait pour l’essentiel, sur la violation des règles du Code civil et du Code CIMA. Mais elle était fragile sur le plan des principes du droit OHADA.
Car, à supposer que ce critère de prépondérance puisse triompher, qui sera compétent pour son appréciation? La Cour Suprême nationale elle-même ou la CCJA?
Et encas de divergences d’interprétation sur une question considérée comme mineure par la juridiction nationale de cassation, mais prépondérante pour la CCJA, quelle opinion devrait prévaloir sur le litige?.
On est loin du principe de sécurité qui ne tolère pas l’expression plurielle au stade suprême.
En réalité, dans bien des controverses, il est difficile de privilégier un ordre juridique au détriment d’un autre. D’autant plus que les occasions d’un enchevêtrement de compétences ou de normes multiples dans un même litige ne manquent pas. La coexistence de règles substantielles différentes pour régir une situation juridique précise, se rencontre souvent dans les relations commerciales transnationales. De ce fait, le conflit entre l’OHADA et les autres ordres juridiques internationaux, qu’il s’agisse d’organisations internationales à compétence matérielle sectorielle ou générale, qu’elles soient régionales ou sous-régionales (CEA, CEDEAO, OAPI, CIMA, OHADA, CIPRES) () est inéluctable.
Or, aucun système juridique, qu’il soit interne ou communautaire, ne détient la clé de la répartition des compétences entre normes en concurrence. En effet, aucun ordre juridique ne peut s’arroger le pouvoir de cette répartition.
Certes, il appartient à l’ordre juridique OHADA, de fixer sa sphère d’applicabilité matérielle et spatiale, qui s’impose aux ordres juridiques internes des Etats parties. Mais il ne revient pas aux autorités de l’OHADA, notamment la CCJA, de traiter ou d’interpréter par exemple, une norme juridique UEMOA ou CEDEAO dans un litige donné.
En dernière analyse, le vide juridique qui persiste dans les rapports entre les juridictions nationales de cassation et la CCJA, est préoccupant. L’incertitude nourrit l’insécurité juridique et judiciaire.
C’est sans nul doute, instruite par l’abondance des critiques que la construction théorique de l’arrêt de la Cour Suprême du Niger a suscitées (), que la juridiction de cassation sénégalaise a voulu s’inscrire dans une autre logique qui est celle du renvoi partiel.
B. La solution du renvoi partiel consacrée par la Cour de cassation sénégalaise
Dans les cas particuliers qui nous occupent, le juge de cassation sénégalais a, contrairement au juge suprême nigérien, opté pour une solution de renvoi partiel. Concrètement, il a décidé de surseoir à statuer sur les moyens soulevant des questions relatives au droit interne non harmonisé et de renvoyer l’affaire sur les moyens ayant trait au droit OHADA.
Or, si la solution adoptée peut paraître plus satisfaisante relativement au principe de supranationalité du Traité OHADA que celle prônée par la Cour Suprême nigérienne, son fondement théorique, encore incertain, est difficile à défendre.
En effet, c’est sous le visa des articles 14, 15 et 16 combinés que la Cour de cassation sénégalaise a rendu les présentes décisions. Or, si l’interprétation de ces articles conduit bien au renvoi devant la Cour Commune, des moyens fondés sur la violation du droit uniforme, elle ne justifie en rien, selon nous, la décision de surseoir à statuer sur les autres moyens tirés de la violation du droit interne ordinaire.
Formellement, les articles 14, 15 et 16 ici invoqués par la Cour de cassation sénégalaise visent l’application des Actes uniformes. On peut donc douter que la décision du juge suprême national de surseoir à statuer sur les moyens tirés de la violation du droit interne non harmonisé, entre dans ce cadre. C’est dire que la décision de surseoir à statuer ne revêt pas un caractère d’impératif absolu.
La procédure empruntée par la haute juridiction sénégalaise se veut un véritable décalque de la procédure de recours préjudiciel en interprétation. Or, une telle procédure n’a pas été organisée par le législateur OHADA. Le recours consultatif qui pourrait s’y apparenter n’est possible qu’au profit des juridictions du fond. C’est le sens qu’il faut donner aux articles 13 et 14 alinéa 2 du Traité OHADA. L’article 13 vise uniquement l’application du droit uniforme par les juridictions du fond en première instance et en appel, tandis que l’article 14 alinéa 2 vise la saisine de la CCJA pour avis consultatif, « par les juridictions nationales saisies en vertu de l’article 13 », ce qui exclut expressément, les juridictions nationales de cassation.
La seule voie que semble aménager le législateur communautaire pour les juridictions suprêmes nationales, est le dessaisissement total.
En effet, l’article 51du Règlement de procédure de la CCJA dispose que « lorsque la Cour est saisie conformément aux articles 14 et 15 du Traité, par une juridiction nationale statuant en cassation, qui lui renvoie le soin de juger une affaire soulevant des questions relatives à l’application des actes uniformes, cette juridiction est immédiatement dessaisie ».
Il apparaît donc in fine, que le dessaisissement soit l’unique voie de recours que prévoie le Traité pour les juridictions nationales de cassation.
Autrement dit, il y a en la matière, une imperméabilité qui ne permet pas d’envisager une navette entre la juridiction nationale de cassation et la CCJA. Et cette imperméabilité se fait malheureusement au détriment des plaideurs, puisque cela peut aboutir à une sorte de déni de justice pour les justiciables () (dans les deux cas d’espèce, il s’agit de commerçants locaux) qui n’ont pas forcément les moyens financiers de supporter la lourdeur de cette procédure.
Par ailleurs, tenir pour principe le morcellement du litige selon les compétences judiciaires en jeu, n’est pas de bonne méthode. C’est, en effet, consacrer une interprétation tronquée des termes du litige, puisque le juge suprême (national ou communautaire) se prononce finalement sur une partie du litige décontextualisée.
C’est admettre la diversité des sens et des méthodes dans un raisonnement judiciaire qui perd de sa cohérence et de son homogénéité. C’est empêcher l’immersion du juge dans la réalité concrète et complète de chaque affaire. C’est enlever à la décision judiciaire, sa vertu pédagogique vis-à-vis des plaideurs.
Au final, la seule solution satisfaisante passe immanquablement, selon nous, par une réforme du Traité de l’OHADA. Celle-ci consisterait en une coopération loyale entre les juridictions nationales de cassation et la CCJA. Elle conduit à la mise en place de la technique du renvoi préjudiciel utilisée au sein de l’Union européenne () ou de l’UEMOA (). Contrairement à la situation actuelle, qui est potentiellement conflictuelle pour les juridictions nationales de cassation et la CCJA, la procédure du recours à la question préjudicielle instaurerait un climat de confiance, de complémentarité et de collaboration entre ces juridictions. La procédure se déroulerait en trois temps :
1 Le juge national décide de surseoir à statuer et de renvoyer la question d’interprétation à la CCJA.
2 Saisie de la question, la CCJA, qui garde sa compétence exclusive, dit le droit.
3 Le juge national en fait application au litige et rend une décision qui éteint le contentieux.
Bakary Diallo.
Doctorant Paris I Sorbonne.
1 Article 14, alinéa 1du Traité de l’OHADA.
2 Rapport présenté au Congrès national le 20 janvier 1831par Raikem, publié in V. Huyttens,
Discussions du Congrès national de Belgique 1830-1831, Bruxelles, 1844, t. IV, pp. 92-102, n 59, spéc.
3 Nos travaux de recherche à la Cour de Cassation de Dakar nous ont conduit à constater que ces deux arrêts n’étaient pas les seuls arrêts d’incompétence et de renvoi rendus par la Cour. De 2002 à 2005, la Cour de Cassation sénégalaise a rendu au total 7 arrêts d’incompétence suivis de renvoi. Or, aucun de ces arrêts n’est parvenu au greffe de la CCJA. Les autorités judiciaires de la Cour de Cassation soutiennent pour leur part, qu’aucun budget ne leur a été alloué pour couvrir les frais de transfert des dossiers. De sorte que tous ces dossiers « dorment » dans les tiroirs du greffe de la Cour de Cassation. On aboutit finalement pour les parties, à une sorte de déni de justice.
4 Cour Suprême du Niger, 16 août 2001, R.B. D. 2002, p. 121et s., et obs. D. Abarchi, A. Kanté,
La détermination de la juridiction compétente pour statuer sur un pourvoi contre une décision rendue en dernier ressort en application des Actes uniformes (observations sur l’arrêt de la Cour Suprême du Niger du 16 août 2001).
5 J. Issa-Sayegh,
La fonction juridictionnelle de la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage de l’OHADA,
in ohada.com D-02-16. Voir également P. Meyer, Les conflits de juridictions dans les espaces OHADA, UEMOA et CEDEAO (Communication au colloque organisé par l’Agence Intergouvernementale de la Francophonie (AIF) en collaboration avec l’UEMOA sur « La sensibilisation au droit communautaire de l’UEMOA », Ouagadougou, 6-10 octobre 2003).
6 In www.ohada.com, OHADA D-02-29.
7 Le recours à la procédure préjudicielle est fondé sur l’article 177 du traité CE, aux termes duquel « la Cour de justice est compétente pour statuer, à titre préjudiciel :a) sur l’interprétation du présent traité; b) sur la validité et l’interprétation des actes pris par les institutions de la Communauté; c) sur l’interprétation des statuts des organismes créés par un acte du Conseil, lorsque ces statuts le prévoient. »
8 La Cour de Justice dispose d’une compétence lui permettant de statuer à titre « préjudiciel » sur l’interprétation du Traité, des actes des organes de l’Union et sur les statuts des organismes créés par le Conseil, de même que sur la légalité des actes des organes. Mais c’est improprement que le Traité emploie le terme « préjudicionnel », qui en droit, n’a pas de sens (protocole n 1au Traité de l’UEMOA, article 12). Les juridictions et les autorités nationales dotées d’une fonction juridictionnelle peuvent donc poser une telle question à la Cour, en vue de les éclairer dans l’approche d’un litige dont elles ont à connaître. Si elles statuent en dernier ressort, elles sont tenues de poser cette question.
9 Article 14, alinéa 1du Traité de l’OHADA.
10 Rapport présenté au Congrès national le 20 janvier 1831par Raikem, publié
in V. Huyttens,
Discussions du Congrès national de Belgique 1830-1831, Bruxelles, 1844, t. IV, pp. 92-102, n 59, spéc.