J-08-74
Droit des sociétés commerciales – Société de fait – Eléments d’existence.
Droit des sociétés commerciales – Société de fait – Dissolution – Règles applicables.
Il y a bel et bien société de fait entre les parties, sous la dénomination sociale du « Grenier du Fromager », dès lors que les deux parties se sont manifestement comportées comme des associés.
La dissolution de la société doit être ordonnée, dès lors que les relations entre les associés sont telles que le fonctionnement de la société de fait existant entre eux est pratiquement hypothéqué.
La dissolution emporte nécessairement le partage des biens sociaux entre les associés.
Tribunal de Première Instance de Gagnoa, Jugement n 136 du 10 août 2005, Affaire : A. c/ B. Le Juris Ohada n 1/2007, p. 43.
LE TRIBUNAL
Ouï les parties en leurs conclusions.
Vu les pièces du dossier.
Après en avoir délibéré conformément à la loi.
Suivant exploit en date du 13 février 2002 de Maître ABOUO YAO Jean, Huissier de justice à Gagnoa, Monsieur A. a assigné, par-devant le Tribunal civil de ce siège, Monsieur B.C, pour, est-il dit dans l’exploit :
s’entendre ordonner, avec l’assistance d’un expert comptable et le Tribunal, la reddition des comptes de leurs activités commerciales.
s’entendre ordonner le partage de leur entreprise et ses bénéfices.
Au soutien de son action, le demandeur expose que courant année 1993, il se lançait dans le commerce de riz local, en compagnie de W.;que pour les besoins de son commerce, il prenait en location un magasin sis au quartier Commerce de Gagnoa, non loin du supermarché SOCOCE.
Que cette activité les conduisait à traiter avec la SIFCA-RIZ, actuelle SODIMA, qui leur livrait du riz.
Que courant année 1995, vu que l’activité était florissante, ils décidaient de l’étendre à la vente de riz importé;pour ce faire, ils approchaient le défendeur B, propriétaire des Établissements du même nom, qui acceptait d’être leur fournisseur.
Qu’une année plus tard, soit courant année 1996, Monsieur B. demandait à être leur associé;que c’est alors que celui-ci déménageait dans les locaux par eux loués.
Que cette nouvelle collaboration se passa sans accroc, au point que le premier bilan dressé ensemble faisait ressortir un bénéfice net de 9.700 000 francs;qu’aucun partage n’avait cependant été fait, ayant d’un commun accord décidé que ladite somme devait servir, en partie, à l’achat d’un véhicule, et le reste, à leur approvisionnement en riz.
Que le défendeur, en qui il avait entièrement confiance, avait la responsabilité des documents comptables et administratifs.
Que mieux, les associés décidèrent que les fonds générés par leur activité seraient déposés sur le compte personnel de ce dernier.
A. révèle par ailleurs, que courant année 1997 et contre toute attente, Monsieur B, invité à un second bilan, s’y refusa, de sorte qu’aucun bilan n’a été fait jusqu’en 2001.
Que pis, il immatricula tous les véhicules par eux acquis, soit à son nom personnel, soit à celui de son épouse.
Que l’ayant approché dans le but de faire la lumière sur leur activité, le défendeur lui rétorquait qu’il n’existait aucune société entre eux et que de ce fait, il n’avait aucun compte à lui rendre.
Qu’il sollicite pour cette raison, la nomination d’un expert comptable, à l’effet d’asseoir la conviction du Tribunal.
En réplique, le défendeur B, par le canal de son Conseil SCPA COFFIE et Associés, indique pour sa part que dans le but de commercialiser du riz importé, le demandeur l’approchait en vue d’être son fournisseur.
Qu’entre temps, il s’engageait à régler la dette du demandeur envers la SIFCA-RIZ à hauteur de 3.700 000 F;laquelle avait d’ailleurs arrêté toute fourniture de riz au demandant.
Qu’ainsi, avec son concours, l’activité de ce dernier continua mais, mieux, s’était étendue en son temps, à la vente d’autres produits tels que le sucre, le savon, ….
Que seulement un premier arrêté de comptes de leur collaboration faisait ressortir un solde débiteur de 83.700 000 francs au détriment du fournisseur qu’il était.
Que suite à une plainte par lui portée, le demandeur s’engageait par écrit, le 31 janvier 2002 devant les autorités policières, à payer ladite somme.
Que se trouvant aujourd’hui, dans l’incapacité d’honorer ses engagements, le demandeur, contre toute attente, l’assigne devant le Tribunal de céans, au motif qu’il existerait entre eux, une société dont il demande la reddition des comptes et éventuellement, le partage des biens.
Que cependant, alors qu’aux termes de l’article 1315 du Code Civil, la charge de la preuve de ses affirmations lui incombe, le demandeur n’apporte aucun commencement de preuve attestant de l’existence d’une quelconque société entre eux.
B.C. termine en déclarant se porter demandeur reconventionnel pour solliciter, d’une part, la condamnation du sieur A. à lui payer la somme de 83.700 000 francs en couverture du prix des marchandises à lui livrées mais demeurées impayées, et d’autre part, l’allocation de la somme de 5 000 000 de francs à titre de dommages-intérêts pour procédure vexatoire.
Que s’agissant de demande en dommages-intérêts, alors qu’il n’a jamais existé un quelconque contrat de société entre son adversaire et lui, celui-ci ne s’est pas empêché de l’attraire devant le Tribunal, abusant ainsi de son droit de poursuite.
Réagissant aux arguments du défendeur, A. affirme par le canal de son Conseil Maître SANGARE Aminata, Avocat à la Cour, que la société de fait qu’il soutient peut être prouvée par tout moyen.
Qu’ainsi, il y a lieu de s’interroger comment le riche commerçant qu’est le défendeur, déjà propriétaire des « Établissements BARADJI », doté d’énormes moyens et jouissant d’une réputation certaine, explique son déménagement et son installation dans les locaux abritant la boutique le « Grenier du Fromager » qu’il gérait.
Qu’assurément, seul l’affectio societatis a guidé le défendeur, qui a fait apport de son expérience, ses relations, ses produits et de son savoir-faire à la société, tout comme lui, guidé par le même sentiment, a fait apport de son local, son stock, son énergie et sa clientèle constituée des clients démarchés par lui.
Que cette réalité est corroborée par le fait que toutes les factures et tous les bons de livraison des marchandises émis par B. le sont au nom du « Grenier du Fromager ».
Que mieux, la boîte postale numéro 1554 ainsi que le numéro du compte contribuable numéro 8 200 196 utilisés sur les bons de livraison lui sont attribués, comme l’indiquent les pièces versées au dossier. Même si le cachet confectionné par le défendeur, au nom toujours du « Grenier du Fromager », porte sa boîte postale personnelle, à savoir 658 Gagnoa.
Il en conclut que tous les éléments sous relevés établissent à suffisance la réalité de la société existant entre le défendeur et lui.
Que pour vérifier tous ces éléments, le Tribunal est prié d’ordonner une mise en état à l’effet d’entendre tout sachant.
Il ajoute par ailleurs, que s’agissant de la demande reconventionnelle formulée par le défendeur tendant à sa condamnation à lui payer la somme de 87 000 000 FCFA, la preuve est loin d’être établie.
Qu’en effet;le demandeur reconventionnel invoque une livraison de marchandise, sans en déterminer ni la nature ni le prix, alors que le « Grenier du Fromager » commercialise outre du riz, du sucre, de l’huile, etc.
Qu’en sus, il ne produit aucun bon de livraison attestant d’une quelconque livraison de marchandise à lui faite. Il termine en soutenant que s’agissant de l’engagement à rembourser, son caractère vague et imprécis est révélateur de ce qu’il a été établi sous l’effet de la contrainte physique et munie.
Qu’en effet, s’étant vu exiger le bilan de trois années d’exercice et risquant de tomber sous le coup du délit d’abus de biens sociaux, le défendeur actionnait ses nombreuses connaissances, notamment un officier de police qui se rendait dans les locaux de la société et obtenait, contre sa volonté, cet engagement.
Qu’ainsi, le Tribunal n’accordera aucun crédit à un tel document, en déboutant le défendeur de sa demande reconventionnelle.
Ce dernier, dans ses écritures datées du 05 novembre 2002, toujours par le canal de son Conseil, fait remarquer que dans la présente affaire, l’action publique a été mise en mouvement, comme l’attestent les procès-verbaux de la police versés au dossier.
Qu’ainsi, en vertu du principe selon lequel le pénal tient le civil en état, le Tribunal voudra bien ordonner le sursis à statuer.
Par jugement avant-dire-droit n 10 du 10 janvier 2003, le Tribunal a ordonné une mise en état, à l’effet de déterminer la nature exacte des rapports qui ont lié les parties et de vérifier les comptes de leurs activités, le cas échéant.
Au cours de cette mise en état, A, dans ses écritures non datées versées au dossier le 18 mars 2004, soutient que ses recherches lui ont permis de découvrir que la société a d’une part, acquis en six (06) années d’exercice, vingt-deux (22) véhicules, et d’autre part, réalisé un bénéfice total de trois cent treize millions vingt huit mille cent trois (313 028.103) francs.
Que leur convention verbale stipulait que les bénéfices et actifs de la société seraient partagés équitablement entre les deux. Il évalue sa part au montant de cent cinquante six millions cinq cent quatorze mille cinquante un (156.514 051) francs pour les bénéfices, et onze (11) véhicules pour les actifs.
Il termine en alléguant que le comportement de son adversaire lui cause un préjudice dont il sollicite la réparation, par la condition de celui-ci à lui paver la somme de cinq millions (5 000 000) francs à titre de dommage et intérêts.
Devant le juge instructeur, les deux parties relieraient simplement leurs précédentes déclarations;seulement, B. précisait que la présence de son adversaire dans le magasin se justifiait par le fait qu’étant son créancier de la somme de deux millions six cent vingt trois (2 000.623) francs, celui-ci avait accepté d’avoir la qualité de distributeur.
Qu’ainsi, en cette qualité, il recevait de lui la marchandise, à charge de la revendre puis payer sa dette sur les bénéfices.
Deux témoins ont été également entendus par le juge de la mise en état;d’abord, Monsieur O, qui a confirmé les allégations du demandeur;ensuite, Monsieur K.K, qui a déclaré avoir servi, de 1996 à 1999, en qualité de caissier dans le magasin dont, a-t-il précisé, les parties en conflit étaient propriétaires communs.
Qu’en tout cas, A. et B. donnaient l’impression d’être au même niveau de responsabilité, le premier était chargé de la gestion quotidienne du magasin et le second des questions bancaires et autres démarches administratives.
Les parties ont produit au dossier, diverses pièces, tout comme le Greffe du Tribunal de céans qui a versé une expédition du jugement 217/05 rendu par le Tribunal correctionnel de ce siège, le 20 mai 2005.
Le Ministère Public, qui a reçu communication du dossier, a dans ses écritures en date du 24 décembre 2004, conclu en l’existence d’une société de fait entre les parties.
DES MOTIFS
EN LA FORME
Du caractère de la décision
Attendu que le présent jugement revêt un caractère contradictoire, comme ainsi déjà jugé par le Tribunal de céans, suivant le jugement avant-dire-droit numéro 10 du 15 janvier 2003.
De la recevabilité
Attendu que le jugement avant-dire-droit suscité a également déclaré recevable l’action du demandeur.
Du sursis à statuer
Attendu que le défendeur, par le canal de son Conseil, sollicite dans ses conclusions en date du 05 novembre 2002, le sursis à statuer en vertu du principe suivant lequel le pénal tient le civil en état.
Qu’il explique que le demandeur a déjà été attrait devant la juridiction répressive pour les mêmes faits, et que la procédure est pendante devant la juridiction d’information.
Mais attendu que la procédure pénale dont s’agit a fait depuis le 20 mai 2005, l’objet de jugement passé en force de chose jugée, pour n’avoir pas fait l’objet d’appel dans les délais légaux.
Que dès lors, le moyen soulevé ne peut plus prospérer;qu’il échet d’en débouter le défendeur.
AU FOND
De l’existence d’une société de fait entre les parties
Attendu que pour soutenir qu’il existe une société de fait entre le défendeur et lui, A. explique qu’il y a eu apports entre les parties, le défendeur ayant fourni de la marchandise et lui, ayant mis à disposition, sa structure de vente dénommée le « Grenier du Fromager » avec son local.
Que par ailleurs, le fait pour le défendeur, propriétaire d’une grande structure de vente de riz dite « ETS BARADJI », de s’installer dans les locaux du « Grenier du Fromager », alors tenu par lui A. I.I. Denis, ne peut s’expliquer que par la volonté de celui-ci de s’associer à lui.
Attendu qu’il résulte de l’article 864 de l’Acte Uniforme sur les sociétés commerciales, qu’il y a Société de fait « .. lorsque deux ou plusieurs personnes physiques ou morales se comportent comme des associés, sans avoir constitué entre elles l’une des sociétés reconnues par le présent Acte Uniforme ».
Que malgré les dénégations du défendeur, les deux parties se sont manifestement comportées comme des associés.
Qu’il résulte, en effet, des éléments du dossier, qu’il n’y a pas eu entre les parties, cession de fonds de commerce portant sur le « Grenier du Fromager », alors tenu par le demandeur.
Que dès lors, l’usage du local, de l’enseigne « Grenier du Fromager », et le profit de la clientèle de la structure du demandeur, sans cession de fonds de commerce, ne peut s’expliquer que dans le cadre de relations entre associés.
Que les déclarations du Sieur K, ayant servi dans la structure litigieuse en qua1ité de comptable, de 1996 à 1999, durant lesquelles il aurait assisté au premier bilan de fin d’exercice de l’année 1996, confortent ce jugement;surtout qu’il a même ajouté que les deux parties donnaient l’impression d’être au même niveau de responsabilité, ayant lui-même été embauché, à son temps, par le demandeur A.
Que dès lors, il y a lieu de dire qu’il y a bel et bien société de fait entre les parties, sous la dénomination sociale de « Grenier du Fromager ».
Sur la reddition des comptes
Attendu qu’il résulte des éléments du dossier, que le défendeur se refuse depuis plusieurs années, à tout bilan de la société.
Qu’il y a lieu de dire que son associé a intérêt à solliciter la reddition des comptes de leur société commune.
Sur la dissolution de la société et le partage des biens sociaux
Attendu qu’il résulte de l’article 868 de l’Acte Uniforme précité, que « lorsque l’existence d’une société de fait est reconnue par le Juge, les règles de la société en nom collectif sont applicables aux associés ».
Attendu qu’il résulte de l’article 200-5 de l’Acte Uniforme suscité, que « la dissolution anticipée peut être prononcée par la juridiction compétente, à la demande d’un associé, pour justes motifs, notamment et entre autres en cas de mésentente entre associés empêchant le fonctionnement normal de la société »;Attendu qu’en l’espèce, les relations entre les associés sont telles que le fonctionnement de la société de fait existant entre eux est pratiquement hypothéqué.
Qu’il convient d’ordonner la dissolution de ladite société.
Attendu que cette dissolution emporte nécessairement le partage des biens sociaux entre les associés.
Qu’il sied aussi d’ordonner ledit partage.
Sur la demande additionnelle en dommages-intérêts
Attendu que le demandeur sollicite, par ailleurs, la condamnation du défendeur à lui payer la somme de cinq millions (5 000 000) de francs, motif pris de ce que le comportement de celui-ci lui cause un préjudice.
Mais attendu qu’il ne justifie pas suffisamment du préjudice dont il aurait souffert.
Qu’il échet de le débouter de sa demande comme non fondée.
Sur les demandes reconventionnelles
La demande en condamnation de la somme de 83.700 000 francs.
Attendu que le défendeur B. a déclaré se porter demandeur reconventionnel.
Qu’il sollicite la condamnation de son adversaire à lui payer la somme de quatre vingt trois millions sept cent mille (83.700 000) francs.
Qu’il explique que dans le cadre de leurs relations, A. a reçu de lui, la marchandise de cette valeur à charge d’en paver le prix ou de représenter ladite marchandise.
Qu’à ce jour, il n’est pas parvenu à payer le prix, encore moins à représenter la marchandise reçue.
Mais attendu qu’attrait par-devant les juridictions correctionnelles, A.B. a été jugé non coupable des faits d’abus de confiance mis à sa charge.
Que par ailleurs, le demandeur reconventionnel ne justifie pas de l’existence, à son profit, d’une créance civile dont le concerné serait débiteur;le contenu vague et imprécis de l’acte de reconnaissance de dette produit ne permettant pas d’accorder la valeur probante nécessaire audit acte.
Qu’il convient dès lors, de dire la présente demande mal fondée et d’en débouler l’auteur.
La demande en condamnation en dommages-intérêts.
Attendu que le demandeur reconventionnel sollicite en outre, l’allocation de la somme de cinq millions (5 000 000) de francs à titre de dommages-intérêts pour, dit-il, procédure abusive et vexatoire.
Mais attendu que la présente procédure est loin d’être abusive et vexatoire.
Que l’action principale vient, en effet d’être jugée fondée ci-dessus.
Qu’il y a lieu de dire le demandeur reconventionnel mal fondé.
Sur les dépens
Attendu que le défendeur succombe sur tous les points;qu’il échet de le condamner aux dépens.
PAR CES MOTIFS
Statuant publiquement, contradictoirement, en matière commerciale et en premier ressort.
Vu le jugement avant-dire-droit numéro 10 du 15 janvier 2003, ayant déclaré recevable l’action de A.
Dit qu’il n’y a pas lieu à surseoir à statuer.
Déclare A partiellement fondé en son action.
Dit en conséquence, qu’i1 existe entre les parties, une société de fait sous la dénomination suivante : « le Grenier du Fromager ».
Ordonne la reddition des comptes de ladite société.
Désigne Monsieur K, Expert comptable agréé près les Cours et Tribunaux, 01 B.P. 5552 Abidjan 01, à cette fin.
Ordonne, par ailleurs, la dissolution de la société de fait concernée et le partage des biens sociaux entre les associés.
Désigne Maître COULIBALY Bintou, Notaire à Gagnoa, à l’effet de procéder audit partage.
Dit qu’en cas de difficulté, le notaire et l’expert comptable se réfèreront au Président du Tribunal de céans.
Dit également que les frais du notaire et de l’expert comptable seront payés sur les actifs de société.
Déboute A. du surplus de sa demande.
Déclare B. recevable en sa demande reconventionnelle.
L’y dit cependant mal fondé;l’en déboute.
Le condamne aux entiers dépens.
PRESIDENT : M. VAO GOH NESTOR.