J-08-169
ARBITRAGE – SENTENCE ARBITRALE – EXEQUATUR – POURVOI EN CASSATION CONTRE L’ARRET D’EXEQUATUR – VIOLATION DE LA CONVENTION DE NEW YORK DE 1958 (NON) – ABSENCE DE CONVENTION D’ARBITRAGE (NON) – NULLITE DE LA CONVENTION D’ARBITRAGE (NON) – REJET DU POURVOI – ESTOPPEL.
L’arrêt d’exequatur, sans encourir le grief de dénaturation, a justement décidé que le requérant au pourvoi, qui a lui-même formé la demande d’arbitrage devant le Tribunal des différends irano-américains et qui a participé sans aucune réserve pendant plus de neuf ans à la procédure arbitrale, est irrecevable, en vertu de la règle de l’estoppel, à soutenir, par un moyen contraire, que cette juridiction aurait statué sans convention d’arbitrage ou sur convention nulle, faute de convention qui lui soit applicable;que le moyen, qui est nouveau en sa quatrième branche, qui manque en fait en sa première et qui est inopérant en ses autres branches, ne peut être accueilli.
Cour de Cassation, 1ère Chambre Civile, 6 juillet 2005, Abrahim Goldshani c/ République Islamique d’Iran, Pourvoi n 01-15.912 : Bull. civ. 1. Revue Camerounaise de l’Arbitrage, n 31 Octobre. Novembre. Décembre 2005, p. 10, note Sylvie Ivonne BEBOHI EBONGO et Hery RANJEVA.
LA COUR
Sur le moyen unique, pris en ses quatre branches
Attendu que M. Abrahim Goldshani a saisi, le 19 janvier 1982, le Tribunal des différends irano-américains dont le siège est à La Haye, pour obtenir la réparation du préjudice que lui aurait causé une expropriation de parts de sociétés;qu’une sentence arbitrale rendue le 2 mars 1993 par ce Tribunal l’a débouté de ses demandes;qu’il a fait grief à l’arrêt confirmatif attaqué (Paris, 28 juin 2001), ayant déclaré exécutoire en France cette décision, d’avoir :
premièrement, dénaturé ses conclusions en affirmant qu’il n’avait pas invoqué l’application de la Convention de New-York de 1958 pour s’opposer à cet exequatur.
deuxièmement, d’avoir violé l’article 1502 du Nouveau Code de Procédure Civile, alors que le Tribunal a statué sans convention d’arbitrage, car le traité conclu entre les Etats-Unis et l’Iran, qui a institué cette juridiction, ne peut pas constituer, au sein de ce texte, une convention d’arbitrage à laquelle peut adhérer une partie privée.
troisièmement, de n’avoir pas recherché si cette convention, à la supposer existante, n’était pas nulle à raison d’un vice du consentement au regard du même texte.
Mais attendu que l’arrêt, sans encourir le grief de dénaturation, a justement décidé que M. Abrahim Goldshani, qui a lui-même formé la demande d’arbitrage devant le Tribunal des différends irano-américains et qui a participé sans aucune réserve pendant plus de neuf ans à la procédure arbitrale, est irrecevable, en vertu de la règle de l’estoppel, à soutenir, par un moyen contraire, que cette juridiction aurait statué sans convention d’arbitrage ou sur convention nulle, faute de convention qui lui soit applicable;que le moyen, qui est nouveau en sa quatrième branche, qui manque en fait en sa première et qui est inopérant en ses autres branches, ne peut être accueilli.
PAR CES MOTIFS
Rejette.
Du 6 juillet 2005. Cour de cassation (1ère Ch. Civ.) M. Ancel, prés.
NOTE
« Nul ne peut profiter de ses propres contradictions au détriment d’autrui ». Tel est le principe appliqué par la Cour de Cassation dans son arrêt rendu le 6 juillet 2005. La Haute Cour, en décidant comme elle l’a fait, s’est inspirée de la théorie anglo-américaine de l’estoppel, issue de la Common Law, et bien connue du droit international.
Les faits de la cause dans l’affaire ayant donné lieu à cette décision, concernaient M. Abrahim Goldshani, qui avait subi un préjudice du fait d’une expropriation de parts de sociétés.
Le 19 janvier 1982, il saisit le Tribunal des différends irano-américains par une demande d’arbitrage, pour obtenir réparation du préjudice subi.
Le 2 mars 1993, le tribunal rendit sa sentence arbitrale, qui le débouta de sa demande.
M. Abrahim Goldshani interjeta appel contre cette sentence. La Cour d’Appel de Paris, en date du 2 juin 2001, confirma la décision attaquée.
M. Abrahim Goldshani se pourvut en cassation, estimant que l’arrêt qui, par ailleurs, déclarait la décision exécutoire en France, dénaturait ses conclusions, et a statué sans convention d’arbitrage.
Examinant cette affaire, la Cour de Cassation a simplement décidé que M. Abrahim Goldshani était « estopped » à soutenir que le tribunal a statué sans convention d’arbitrage.
En effet, faisant application de la règle de l’estoppel, qui interdit de se contredire au détriment d’autrui, la Haute Cour a estimé que M. Abrahim Goldshani, qui a lui-même formé la demande d’arbitrage devant le Tribunal des différends irano-américains et qui a participé sans aucune réserve à la procédure pendant plus de neuf ans, est irrecevable à soutenir par un moyen contraire que cette juridiction aurait statué sans convention d’arbitrage ou sur convention nulle.
I. La théorie de l’estoppel
Analyser la théorie de l’estoppel dans le cas d’espèce revient à préciser ses fondements (A). et les conditions de son application (B).
a) Les fondements de la théorie de l’estoppel
La règle interdisant de se contredire au détriment d’autrui est ancienne dans le droit anglo-américain des contrats. C’est l’un des mécanismes correcteurs par lesquels les juridictions d’equity ont assoupli la rigueur et le formalisme initial du droit anglais, en faisant prévaloir les considérations de bonne foi et d’équité.
Dans une acception proche de celle invoquée dans le cas d’espèce, l’application de l’estoppel intervient comme remède pour sanctionner celui qui revient sur ses promesses : on parle de « promissory estoppel ».
Longtemps appliquée de manière discrète, la doctrine de l’estoppel repose sur l’exigence de bonne foi interdisant de profiter de ses propres contradictions.
Le droit anglo-américain de la Common Law distingue généralement entre l’estoppel by représentation et l’estoppel by res judicata, qui correspond à l’autorité de chose jugée des droits.
Seule l’estoppel by représentation correspond à la vision de l’estoppel développée dans le cas d’espèce. Fonctionnant à la manière d’une fin de non recevoir, donc comme règle de procédure, elle fait l’objet de plusieurs définitions. Une première définition, proche du cas tranché dans cette affaire, se trouve dans l’affaire Maclaine contre Gutty, où lord Birkenhead affirme :
« Lorsque par sa conduite ou ses propos, A a conduit B à croire à l’existence d’un certain état de fait et lorsque B a agi à son propre préjudice sous l’influence d’une telle croyance, A n’est pas recevable à soutenir à l’encontre de B, qu’un état de fait différent existait à l’époque ».
En droit international, il existe une définition qui combine de la même manière, l’élément de préjudice subi par une partie et l’avantage retiré par une autre, pour que la notion d’estoppel, quels que soient les termes employés pour la décrire, puisse être retenue : « un Etat ne doit pas être autorisé à profiter de ses contradictions au détriment d’un autre Etat ».
Mais, plus généralement, on dira que l’estoppel by représentation est l’interdiction faite à une personne de conduire une autre personne à modifier sa position à son détriment ou au bénéfice de la première, d’établir en justice, un fait contraire à la « représentation » initiale qu’elle a pu donner d’une situation par ses déclarations, ses actes ou son attitude.
Il apparaît donc, dans le cas tranché par la Cour de Cassation française, que M. Abrahim Goldshani, qui a saisi le Tribunal des différends irano-américains par une demande d’arbitrage, a donné la représentation de voir son litige tranché par voie d’arbitrage. En revenant sur cette décision par le raisonnement selon lequel le Tribunal aurait statué sans convention d’arbitrage, M. Abrahim Goldshani, selon la Haute Cour, établit un fait contraire à cette représentation initiale.
Il reste à voir si la Cour de Cassation a ici, respecté les conditions d’application de la règle de l’estoppel.
B – Les conditions d’application de la règle de l’estoppel
La règle de l’estoppel repose sur deux pôles : une réelle contradiction de la personne contre qui elle est invoquée ou qui y est soumise et un préjudice subi par l’autre.
Toute contradiction ne tombe cependant pas sous l’effet de l’estoppel. La contradiction doit nécessairement causer préjudice à autrui.
Dans l’arrêt AMCO c/ Rép. d’Indonésie par exemple, le tribunal arbitral précise utilement l’exigence de contradiction, à laquelle il ajoute la condition, manifestement inspirée de la doctrine anglaise et du droit international public, d’avantage retiré par la partie soumise à l’estoppel et/ou de préjudice subi par l’autre, condition dont l’absence « exclut nécessairement toute mauvaise foi » de la partie qui se voit reprocher son attitude contradictoire.
Dans le cas d’espèce, la contradiction est bien établie. En effet, M. Abrahim Goldshani qui saisit le tribunal des différends irano-américains se contredit en rejetant par la suite la compétence de ce Tribunal qui, selon lui, aurait statué sans convention d’arbitrage.
Cependant, là où cette décision suscite quelques interrogations, c’est au niveau de la deuxième condition, celle en vertu de laquelle la contradiction doit causer un préjudice à autrui. Or, dans l’arrêt rapporté, il n’est nulle part mentionné que le raisonnement contradictoire de M. X ait causé un préjudice quelconque à qui que ce soit.
On est alors en droit de s’interroger sur l’application de ce principe hors de son contexte d’origine, qui est le droit anglo-saxon ou Common Law. A ce sujet, la Cour de Cassation française ayant appliqué la règle de l’estoppel dans un cas où la condition du préjudice ne semble pas remplie, on pourrait s’attarder sur la réception de ce principe du droit anglo-américain, dans les systèmes juridiques différents comme celui de l’OHADA.
II. La réception de l’estoppel comme principe général du droit du commerce international
L’invocation de l’estoppel devant la Cour de Cassation française est révélatrice de ce que ce principe bénéficie d’une large assise dans des systèmes juridiques d’inspiration différente (A). Peut-on conclure que cet arrêt récent de la Cour de Cassation française permet de consacrer un principe général applicable dans un système juridique comme celui de l’arbitrage OHADA (B). ?.
a) La large assise de l’estoppel dans les systèmes juridiques d’inspiration différente
Il devenu usuel qu’on trouve à l’estoppel, des équivalents plus ou moins directs dans tous les systèmes juridiques. Il est fréquent, en effet, de rapprocher l’estoppel de la théorie de l’apparence du droit français ou du principe « non, concedit venire contra factum propium » des droits allemand et suisse.
Les théories de l’estoppel, où il est exigé que la représentation soit faite sciemment de manière à inciter la personne qui y a cru à agir et de l’apparence utilisent des voies différentes, mais parviennent très souvent à des résultats identiques : sanctionner une attitude contradictoire.
Le principe non concedit Venire Contra factum propium des droits allemand et suisse semble être plus proche de l’estoppel anglo-américain. Il est aujourd’hui bien établi en droit allemand que nul n’est admis à se prévaloir des faits contraires à ses allégations précédentes : non concedit Venire Contrafactum propium. Ce principe a des applications variées. En matière d’arbitrage, il a conduit la Cour Fédérale allemande à juger que la partie qui s’est prévalue de la compétence des juridictions étatiques pour dénier la compétence des arbitres ne pouvait, lorsque la cause était portée devant les juridictions étatiques, prétendre, au contraire, que seuls les arbitres étaient compétents pour en connaître.
Inversement, il a été jugé que celui qui conteste la compétence des juridictions étatiques, motif pris de l’existence d’une clause compromissoire, ne peut plus arguer de l’incompétence du Tribunal arbitral.
En droit suisse, la règle interdisant Venire Contrafactum propium se rattache aux exigences de bonne foi, au « principe de confiance » ainsi qu’à la théorie de l’abus de droit.
Le principe selon lequel « nul ne peut profiter de ses propres contradictions au détriment d’autrui », qui justifie la doctrine de l’estoppel, constituerait donc un principe général de droit au regard de sa réception, sous des formes diverses, dans de nombreux systèmes de droit contemporains, et même de son utilisation depuis longtemps en droit international public comme tel.
Cependant, on peut s’interroger sur le fait de savoir si l’estoppel, tel qu’il est appliqué aujourd’hui, est suffisamment abstrait pour mériter le qualificatif de principe général de droit.
En deuxième lieu, l’utilisation anarchique du principe dans la jurisprudence de droit international, alors que les conditions ne sont toujours pas réunies, conduit à s’interroger sur l’unicité de son régime juridique en tant que principe général de droit.
Cela explique peut-être pourquoi, avant cette décision du 06 juillet 2005, la jurisprudence française lui préférait simplement la « notion de bonne foi ». Cependant, si les plaideurs et les juges hors Common Law, notamment les juges français, appliquaient l’estoppel sans l’invoquer comme tel, désormais, ils pourront le faire sans être accusés d’une préciosité teintée d’anglicisme.
En effet, il est possible d’affirmer aujourd’hui, que « l’estoppel », règle de procédure, est un principe général de droit.
Néanmoins, l’une des difficultés majeures reste son utilisation en cette qualité par les arbitres, du fait de son « élasticité » constante, surtout en dehors de son contexte originel.
M. GAILLARD affirmait d’ailleurs à ce propos, que « s’ils s’engagent dans la voie de la reconnaissance de l’interdiction de se contredire au détriment d’autrui comme principe général, il appartiendra aux arbitres, dans la logique de l’analyse comparative qui soutient le principe, de démêler l’essentiel de l’accessoire, ce qui ne sera pas la tâche la plus facile ».
La difficulté sus évoquée se présentera assurément aux arbitres lorsqu’il faudra appliquer ce principe dans un contexte particulier comme celui de l’arbitrage OHADA.
B – L’applicabilité de l’estoppel dans l’arbitrage OHADA
L’estoppel, qui sert comme fin de non recevoir, peut-elle être invoquée dans le cadre de l’arbitrage OHADA ? L’analyse antérieure de l’application du principe peut nous permettre de répondre par l’affirmative.
En effet, une partie ne saurait, étant liée par une convention d’arbitrage OHADA, soumettre un litige à un tribunal arbitral puis saisir en même temps et pour la même question, une juridiction étatique. De même, un litige ayant été tranché par un tribunal arbitral et faisant l’objet d’une sentence revêtue de l’autorité de la chose jugée ne saurait plus être soumis à une juridiction étatique. On se retrouverait là avec un plaideur qui ne respecte pas ses prétentions antérieures et qui pourrait alors être « estoppel » de sa demande.
Les articles 23 du Traité OHADA et 13 (1). (2). de l’Acte Uniforme OHADA relatif au droit de l’arbitrage peuvent être interprétés en ce sens. En effet, ces dispositions obligent toute juridiction étatique à se déclarer incompétente, à la demande de l’une des parties, en présence d’une convention d’arbitrage.
Cela signifierait donc que le plaideur qui, au mépris d’une convention d’arbitrage, évoquerait la compétence des juridictions étatiques ou contesterait la compétence ou la décision d’un tribunal arbitral, serait « estopped » à agir, en vertu de la bonne foi, qui commande de respecter les engagements antérieurs.
Encore faut-il que les conditions évoquées plus haut soient respectées. Ceci conduit à rappeler aux arbitres, y compris ceux opérant dans l’espace OHADA, la nécessité qu’il y a à faire preuve de prudence dans la maniabilité de cette règle de procédure qu’est « l’estoppel » en tant que principe général de droit.
Sylvie Ivonne BEBOHI EBONGO Doctorante en Droit.
Et Hery RANJEVA. Avocat à la Cour – Paris.