J-08-182
Recours en annulation d’une sentence à tort qualifiée par les arbitres d’ordonnance de procédure.
ARBITRAGE INTERNATIONAL – ARBITRAGE CCI – SENTENCE OU ORDONNANCE DE PROCEDURE – QUALIFICATION PAR LES ARBITRES – -APPRECIATION PAR LE JUGE D’ANNULATION – CONSEQUENCES AU REGARD DU RESPECT PAR L’ARBITRE DE SA MISSION ET DU PRINCIPE DE LA CONTRADICTION.
SENTENCE – DISTINCTION AVEC UNE ORDONNANCE DE PROCEDURE – QUALIFICATION PAR LE TRIBUNAL ARBITRAL OU LES PARTIES – CONTROLE DE CETTE QUALIFICATION PAR LE JUGE – REGLEMENT CCI – CONSEQUENCES QUANT AUX GRIEFS DE L’ART – 1502-3 ET 4 NCPC.
PRINCIPE DE LA CONTRADICTION – PARTIE DEMANDERESSE A LA REVISION DE LA SENTENCE – PARTIE N’AYANT PU S’EXPRIMER SUFFISAMMENT – VIOLATION.
RECOURS EN ANNULATION – SENTENCE A TORT QUALIFIEE PAR LES ARBITRES D’ORDONNANCE DE PROCEDURE – CONSEQUENCES – 1 ) – GRIEF DE L’ART – 1502-3 NCPC – ABSENCE DU CONTROLE DU PROJET PAR LA CCI – NON RESPECT DE SA MISSION PAR LE TRIBUNAL ARBITRAL – 2 ) – PRINCIPE DE LA CONTRADICTION – VIOLATION.
La qualification de sentence ne dépend pas des termes retenus par les arbitres ou par les parties;la décision motivée par laquelle les arbitres ont, après examen des thèses contradictoires des parties et appréciation minutieuse de leur bien-fondé, tranché de manière définitive la contestation qui opposait les parties quant à la recevabilité du recours en révision intenté par une partie, en rejetant les prétentions de celle-ci et mis fin au litige qui s’était greffé sur l’instance qui leur était soumise, ressortit bien à l’évidence, à l’exercice du pouvoir juridictionnel du tribunal arbitral.
Les arbitres s’étant abstenus de soumettre leur projet de décision, qualifiée par eux d’ » ordonnance », à la Cour Internationale d’Arbitrage – leur décision ayant été notifiée aux parties sans avoir subi ce contrôle préalable – manquent ainsi à une disposition essentielle et caractéristique du Règlement d’Arbitrage de la CCI, puisqu’elle tend à garantir aux parties qui s’y réfèrent, le respect d’exigences minimales quant à la forme et au fond de la sentence à intervenir, et à les assurer d’obtenir une décision conforme à ce Règlement, et ne se conforment pas à la mission qui leur avait été conférée.
Les arbitres ayant déclaré la demande en révision irrecevable, faute pour la partie qui la formait, d’avoir précisément démontré la fraude, mais n’ayant pas clairement exclu de l’ordre du jour de l’audience sur la révision, la question de preuve au fond de la fraude alléguée, ont laissé se développer une ambiguïté et, en s’abstenant de dissiper l’évident malentendu, ont violé le principe de la contradiction et les droits de la défense.
Cour d’Appel de Paris, 1ère Ch. C, Arrêt du 1er juill6et 1999. Société Braspetro Oil Services (BRASOIL). c/ GMRA.. Revue Camerounaise de l’Arbitrage n 9. Avril Mai Juin 2000, p. 15.
The Management and Implementation Authority of the Great Man-Made River Project (ci-après GMRA par abréviation) est un établissement de droit public libyen ayant pour mission spécifique, l’extraction par forage, de quantités massives d’eau et leur distribution à partir des nappes phréatiques contenues dans le sous-sol du désert libyen, afin de servir notamment à l’irrigation des terres à vocation agricole dans l’ensemble du pays.
Dans le cadre de ce projet, GMRA a conclu le 6 juillet 1986 avec la société privée des Iles Caïman, Braspetro Oil Services Company (Brasoil), un contrat aux termes duquel, celle-ci s’engageait à forer 270 puits artésiens et 48 puits d’observation dans les zones de Sarir et de Tazerbo, situées l’une et l’autre dans le désert libyen.
Ce contrat, qui était soumis au droit libyen des contrats administratifs, comportait une clause compromissoire renvoyant à l’arbitrage de la Cour Internationale d’Arbitrage de la Chambre de Commerce Internationale, les différends pouvant naître de son exécution.
En 1990, des dysfonctionnements se manifestant par des quantités excessives de sable dans l’eau, sont apparus dans les puits de Sarir;il s’est avéré qu’ils étaient dus à la rupture des crépines installées à plusieurs endroits de la colonne verticale des puits, à partir d’une certaine profondeur.
Les parties se sont trouvées en désaccord sur l’imputabilité de ces désordres, GMRA soutenant qu’ils étaient dus à un sous-dimensionnement des crépines par BRASOIL, et celle-ci faisant état d’une mauvaise qualité de l’eau à laquelle GMRA se serait abstenu de remédier.
C’est dans ces conditions que le litige est né entre les parties et qu’une procédure arbitrale a été initiée par BRASOIL, qui n’était plus réglée de ses factures et s’était vu interdire la poursuite de ses travaux.
Par une sentence partielle du 9 mars 1995, le tribunal arbitral a notamment déclaré que la cause principale des dysfonctionnements constatés avait été un sous-dimensionnement des crépines imputables entièrement à BRASOIL;dit en conséquence que la résiliation du contrat par GMRA avait été fondée et a renvoyé la liquidation du dommage de celle-ci à la sentence finale devant intervenir à l’issue de la seconde phase des opérations d’arbitrage.
GMRA ayant communiqué le 29 mai 1997, au cours de cette seconde phase, des documents dont BRASOIL a estimé qu’ils remettaient en cause les conclusions des arbitres quant à sa propre responsabilité et qu’ils avaient été dissimulés frauduleusement, celle-ci a saisi le tribunal arbitral toujours constitué, d’une demande de révision de sa sentence du 9 mars 1995.
Après avoir entendu les parties à l’audience du 19 décembre 1997, le tribunal arbitral a rendu le 14 mai 1998, une décision qu’il a qualifiée « d’ordonnance », dont le dispositif est le suivant :
la recevabilité du recours en révision de la sentence partielle déposé par BRASOIL doit être traitée conformément au droit français.
en vertu du droit français, le seul motif acceptable pour la révision d’une sentence prononcée en français, dans un arbitrage international, est la fraude.
pour que le recours en révision de BRASOIL soit recevable, BRASOIL aurait dû prouver la fraude.
BRASOIL n’a pas prouvé que les documents ont été frauduleusement retenus par GMRA, ni aucune sorte de fraude.
le recours de BRASOIL en révision de la sentence n’est pas recevable.
Faisant valoir qu’en dépit de sa qualification « d’ordonnance », la décision précitée constituait bien néanmoins une sentence, dès lors qu’elle tranchait une question litigieuse entre les parties, BRASOIL a formé contre elle, un recours en annulation fondé sur les articles 1504 et 1502 alinéas 3, 4 et 5 du Nouveau Code de Procédure Civile, les arbitres n’ayant d’après elle, respecté ni la mission qui leur avait été conférée, ni le principe de la contradiction, et ayant rendu une décision contraire à l’ordre public international.
Elle demande d’annuler cette « sentence », en condamnant GMRA à lui payer une somme de 100 000 F sur le fondement de l’article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
GMRA soutient au principal, que la décision litigieuse n’est pas une sentence, et que le recours est par suite, irrecevable.
A titre subsidiaire, elle fait valoir que les conditions d’ouverture dudit recours ne sont pas réunies et qu’il convient de débouter BRASOIL de toutes ses prétentions.
Elle sollicite l’allocation d’une somme de 100 000 F sur le fondement de l’article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
Les parties ont déposé, en réponse aux arguments développés à l’audience par le Ministère Public, une note en délibéré, par application de l’article 445 du Nouveau Code de Procédure Civile.
SUR CE, LA COUR :
Sur la qualification de la décision litigieuse :
Considérant que la qualification de sentence ne dépend pas des termes retenus par les arbitres ou par les parties.
Considérant que BRASOIL a saisi les arbitres le 15 octobre 1997, d’une demande de révision de la sentence partielle du 5 mars 1995, en faisant valoir, d’une part, que GMRA avait frauduleusement dissimulé des pièces décisives qu’elle avait en sa possession dès le début des opérations d’arbitrage, et qui auraient été de nature à remettre en cause la décision relative à la responsabilité des désordres, d’autre part, qu’en tout état de cause, ces pièces constituaient la révélation d’un fait décisif qu’elle-même avait ignoré sans faute de sa part.
Considérant que GMRA a contesté la recevabilité et le bien-fondé de la demande.
Que les parties ont échangé des mémoires sur la question litigieuse et ont été entendues à l’audience du 19 décembre 1997, ainsi que leurs « experts respectifs »;qu’au vu de l’ensemble de ces éléments et à l’issue d’un délibéré de cinq mois, le tribunal a finalement rendu « l’ordonnance » du 14 mai 1998, où après avoir longuement discuté le mérite respectif des moyens développés de part et d’autre, il a déclaré le recours irrecevable, faute pour BRASOIL, d’avoir démontré la réalité de la fraude alléguée.
Considérant que la décision motivée par laquelle les arbitres ont ainsi, après examen des thèses contradictoires des parties et appréciation minutieuse de leur bien-fondé, tranché de manière définitive la contestation qui opposait les parties quant à la recevabilité du recours en révision initié par BRASOIL, en rejetant les prétentions de BRASOIL et mis fin au litige qui s’était greffé sur l’instance qui leur était soumise, ressortit bien à l’évidence à l’exercice du pouvoir juridictionnel du tribunal arbitral.
Et considérant que le moyen opposé par GMRA, d’après lequel « l’ordonnance » litigieuse s’analyserait en une décision de refus d’ouvrir une instance en rétraction et devrait être par suite assimilée aux « décisions d’administration de la procédure » prises par l’instruction d’arbitrage pour refuser d’ouvrir une instance en arbitrage ou d’y appeler un tiers, n’est pas fondé, alors qu’en tout état de cause, et à supposer même la comparaison exacte, si les décisions de la CCI ne sont pas des sentences, quelle que soit la nature des difficultés qu’elles tranchent et la procédure suivie, c’est pour la raison principale qu’elles n’émanent pas d’un tribunal arbitral, ce qui évidemment n’est pas le cas en l’espèce.
Que contrairement à ce que soutient GMRA et nonobstant sa qualification « d’ordonnance », la décision du 14 mai 1998, qui n’était pas une décision participant de l’instruction de l’arbitrage, est donc bien une véritable sentence.
Qu’il s’ensuit que le recours en annulation formé par BRASOIL est recevable.
Sur le recours en annulation
Considérant que par application des articles 1504 et 1502 du Nouveau Code de Procédure Civile, une sentence arbitrale encourt l’annulation, si.. 3 ) l’arbitre a statué sans se conformer à la mission qui lui avait été conférée, et si.. 4 ) le principe de la contradiction n’a pas été respecté.
Considérant qu’entre autres motifs, BRASOIL soutient précisément que la décision du 14 mai 1998 encourrait l’annulation sur chacun de ces fondements.
Qu’elle fait valoir en premier lieu, que dès lors que la décision litigieuse était bien une sentence arbitrale et non une simple ordonnance de procédure, les articles 21 et 23 du Règlement d’Arbitrage de la Cour Internationale d’Arbitrage de la Chambre de Commerce Internationale faisaient obligation aux arbitres, de la soumettre pour approbation à la Cour Internationale d’Arbitrage de la Chambre de Commerce Internationale, avant de signer et de la faire notifier aux parties;que s’étant abstenu de cette démarche préalable, le tribunal arbitral a failli à sa mission de rendre une sentence conformément au Règlement d’Arbitrage choisi par les parties.
Qu’elle soutient en second lieu, que les arbitres auraient violé les droits fondamentaux de la défense et le principe de la contradiction, en même temps que l’article 11 du Règlement d’Arbitrage qu’ils avaient reçu mission d’appliquer, d’une part, en déclarant sa demande de révision irrecevable, au motif que la fraude de GMRA n’était pas prouvée, alors que cette question n’avait pas encore fait l’objet d’un débat contradictoire et qu’aucune possibilité de faire cette preuve ne lui avait été offerte, malgré ses demandes et ses protestations, d’autre part, en abordant – fût-ce « prima facie » – le fond du litige, au mépris de l’ordre du jour qu’il avait été convenu de limiter à la seule recevabilité du recours.
Considérant, sur le premier moyen, qu’aux termes de l’article 21 du Règlement d’Arbitrage de la Cour Internationale d’Arbitrage de la Chambre de Commerce Internationale, auquel les parties avaient choisi de se référer :
« Avant de signer une sentence partielle ou définitive, l’arbitre doit en soumettre le projet à la Cour Internationale d’Arbitrage;celle-ci peut prescrire des modifications de forme. Elle peut, en respectant la liberté de décision de l’arbitre, appeler son attention sur des points intéressant le fond du litige.
Aucune sentence ne peut être rendue sans avoir été approuvée en la forme par la Cour ».
Considérant par ailleurs, que selon l’article 23, la sentence, une fois rendue dans les conditions ci-dessus précisées, est notifiée aux parties par les soins du Secrétariat Général de la Cour Internationale d’Arbitrage de la Chambre de Commerce Internationale.
Considérant qu’il est constant qu’en l’espèce, les arbitres se sont abstenus de soumettre leur projet « d’ordonnance » à la Cour Internationale d’Arbitrage, et que la décision a été notifiée aux parties sans avoir subi ce contrôle préalable.
Considérant qu’en manquant ainsi à une disposition essentielle et caractéristique du Règlement d’Arbitrage de la Cour Internationale d’Arbitrage de la Chambre de Commerce Internationale, puisqu’elle tend à garantir aux parties qui s’y réfèrent, le respect d’exigences minimales quant à la forme et au fond de la sentence à intervenir, et « à les assurer d’obtenir une décision conforme à ce Règlement, les arbitres ne se sont pas conformés à la mission qui leur a été conférée.
Considérant toutefois que GMRA fait valoir qu’en s’abstenant de protester immédiatement et en attendant six mois avant d’introduire son recours d’annulation, puis en refusant de faire procéder à la régularisation qu’elle-même lui avait proposée, BRASOIL aurait renoncé à se prévaloir de l’irrégularité qu’elle dénonce aujourd’hui.
Mais, considérant qu’une telle renonciation ne peut être opposée qu’à la partie qui, ayant eu connaissance au cours de la procédure d’arbitrage, d’une irrégularité de celle-ci, s’abstient volontairement de la dénoncer et laisse se poursuivre la procédure jusqu’à son terme, sans en faire état.
Or, considérant qu’en l’espèce, BRASOIL n’a eu connaissance du manquement des arbitres qu’une fois la décision rendue et notifiée aux parties, alors que l’instance en révision avait été déclarée irrecevable et que les arbitres se trouvaient déjà dessaisis de la contestation qu’ils avaient tranchée.
Qu’elle ne peut donc avoir renoncé à se prévaloir d’une irrégularité qu’elle ignorait avant la décision.
Qu’étant encore observé qu’aucune régularisation utile ne pouvait plus intervenir une fois « l’ordonnance » rendue, ainsi d’ailleurs que le Président du tribunal arbitral en a lui-même convenu dans son courrier du 29 janvier 1999 adressé aux avocats des deux parties, GMRA n’est pas fondée à dénier à BRASOIL, le droit d’invoquer le défaut de respect par les arbitres, du Règlement d’Arbitrage.
Et considérant que le fait d’attendre pour initier un recours, ne peut valoir à l’évidence renonciation à l’exercer.
Qu’il s’en déduit que de ce premier chef, la décision du 14 mai 1998 encourt l’annulation.
Considérant, sur le deuxième moyen, que les arbitres sont tenus de respecter l’égalité des parties et le principe de la contradiction;qu’ils doivent notamment veiller à ce que chaque partie ait été en mesure de faire valoir ses prétentions de fait et de droit, de connaître celles de son adversaire et de les discuter.
Considérant que le 15 octobre 1997, BRASOIL avait présenté au tribunal arbitral, une requête en révision de la sentence partielle du 9 mars 1995, qu’elle concluait ainsi : « Pour résumer : il n’est pas douteux qu’un tribunal arbitral international, y compris un tribunal de la CCI, a le pouvoir intrinsèque de réviser son jugement, si des faits nouveaux d’une importance décisive sont découverts avant que le tribunal ne devienne functus officio, à condition que l’autre partie n’ait pas pu raisonnablement obtenir cette preuve en temps opportun. La fraude, y compris la dissimulation de documents ou autres justificatifs, constitue un « fait nouveau » aux fins de révision. Le fait nouveau est « décisif » si, lorsqu’il est ajouté aux autres faits de l’affaire examinés précédemment, il fait sérieusement pencher la balance, et en conséquence, modifie les conclusions auxquelles est parvenu le tribunal ». Du fait que ce pouvoir de révision est inhérent au pouvoir du tribunal de déterminer ses propres procédures, il n’a pas à être expressément mentionné dans le compromis ou dans le dossier constitutif du tribunal. Le pouvoir de révision est reconnu depuis longtemps comme confirmant plutôt que contredisant le principe d’irrévocabilité ».
Considérant que dans ses deux lettres d’accompagnement du même jour, BRASOIL sollicitait du tribunal arbitral, qu’il déclare sa procédure civile au bénéfice duquel, lui-même ne peut prétendre.
PAR CES MOTIFS
Déclare le recours en annulation formé par la société Braspetro Oil Services Company contre la décision du 14 mai 1998, recevable et bien fondé.
Annule la décision précitée.
Condamne GMRA à payer à la société Braspetro Oil Services Company, une somme de 50 000 F sur le fondement de l’article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
Mmes COLLOMP, prés.;GARBAN, M. THERY, cons.
M. LAUTRU, av. gén.;Mes DELVOLVE, ROUCHE, GOLDMAN, av.