J-08-183
Affaire « Andersen contre Andersen ».
Sentence finale CCI n 9797/CK/AER/AC Par Henry RANJEVA Consultant – Correspondant à Paris de la. Revue Camerounaise de l’Arbitrage.
Revue Camerounaise de l’Arbitrage n 10 Juillet-Août-Septembre 2000, p. 3.
Le 28 juillet 2000, l’arbitre nommé par la CCI dans l’affaire n 9797/CK/AER/ACS, opposant Andersen Consulting, ci-après ACBU, à Arthur Andersen, ci-après AABU, et Andersen Worldwide Société Coopérative, ci-après AWSC, a rendu sa sentence finale.
Dès la publication de la sentence, AABU et ACBU s’étaient empressées de publier des communiqués de victoire. ACBU se réjouit de ce que l’arbitre ait reconnu son droit de divorcer de ses anciens partenaires et rejeté la demande d’indemnités de départ exigée par lesdits partenaires.
Pour leur part, les représentants d’AABU relèvent que l’arbitre a conclu qu’ils n’avaient pas violé les accords qui les liaient avec ACBU. Ils apprécient aussi que le groupe ACBU n’ait pas obtenu les dommages et intérêts qu’il exigeait, et qu’il ait été condamné à changer de dénomination commerciale et à payer les sommes qu’il devait, contractuellement, à ses contradicteurs.
Les dissonances internes d’une entreprise ont rarement été exhibées, à ce point, sur la place publique. Il faut aussi noter que les sommes d’argent en jeu dans ce litige laissent l’observateur ébaubi.
Les faits
AABU naît, à Chicago, en 1913. Elle a commencé par l’audit comptable et elle a bâti sa réputation sur cette activité. A partir des années quarante, elle a mis en place et développé des activités de conseil aux entreprises. Son expansion internationale a débuté dans les années trente. Elle met progressivement en place, un réseau de bureaux et de filiales. En quelques décennies, l’entreprise est présente dans plusieurs dizaines de pays. En 1977, pour relier ce réseau mondial, les associés décident de créer l’Andersen Worlwide Organization, ci-après AWO.
AWO est chapeautée par Andersen Worldwide Société Coopérative, ci-après AWSC, qui est aussi chargée de la coordination des activités de ses membres. Chaque membre du réseau Andersen conclut un accord-type (MFIFA Member Firm Interfirm Agreement) avec AWSC. En approuvant ce MFIFA, le membre adhère aux principes directeurs du réseau et accepte les directives d’AWSC.
Le développement du réseau mondial Andersen mit en exergue de nombreux différends opposant, d’une part, les associés impliqués dans les activités d’audit comptable et de fiscalité, et d’autre part, ceux qui sont engagés dans le conseil aux entreprises.
En 1989, AWSC décide d’organiser les activités du réseau par l’entremise de deux « business units ». En premier lieu, AABU s’occupe des activités d’audit et de conseil financier, de conseil juridique et fiscal et de conseil stratégique et opérationnel. En second lieu, ACBU est spécialisée dans l’ingénierie informatique et la transformation d’entreprises. Les principes du réseau prévoient la coopération des « business units », afin de préserver les intérêts des clients et renforcer l’efficacité du réseau. Par ailleurs, afin de garantir un minimum de revenus aux membres du réseau, le “business unit” le plus rentable verse, chaque année, 15 % de son bénéfice. La coordination des activités de ces deux entités est assurée par AWSC.
Dès les premiers mois suivant cette réorganisation, des tensions surgissent entre les associés. En 1990 et en 1993, de nouvelles recommandations sont élaborées par AWSC, visant à délimiter les sphères d’activités des deux « business units ». Pourtant, à partir de 1992, ces domaines commencent à se chevaucher en de nombreux points, et à partir de 1994, les associés d’ACBU accusent leurs partenaires d’AABU de concurrence déloyale. Les conflits se multiplient peu à peu.
En décembre 1997, les associés d’ACBU introduisent une demande d’arbitrage visant à la résiliation des accords qui les liaient au réseau Andersen, et à l’allocation de dommages et intérêts.
La procédure
En juin 1998, la Cour Internationale d’Arbitrage de la CCI décide de nommer en qualité d’arbitre unique, Guillermo Gamba Posada, de nationalité colombienne.
Les exceptions d’incompétence soulevées par les défenderesses furent rejetées par l’arbitre, dans une décision préliminaire rendue le 29 avril 1999. Dans cette même décision, l’arbitre estime que le droit applicable est issu des provisions des MFIFAs et des principes et directives adoptés par AWSC. En outre, l’arbitre affirme qu’au cas d’insuffisance des dispositions susmentionnées, en vertu du paragraphe premier de l’article 17 du Règlement de la CCI, il appliquera les « principes d’UNIDROIT relatifs aux contrats du commerce international ».
A l’issue d’une procédure longue de près de trente et un mois, l’arbitre a rendu cette sentence finale notifiée aux parties le 7 août 2000, après approbation par la Cour Internationale d’Arbitrage.
Les revendications des parties
Les associés d’ACBU reprochent aux partenaires d’AABU d’avoir déloyalement mis en œuvre des activités concurrentes aux leurs, et d’avoir, par ce fait, omis de respecter les obligations prévues par les MFIFAs. Les membres d’ACBU demandent aussi réparation des dommages causés par la confusion, perçue par les clients et créée par les agissements d’AABU. Par ailleurs, ils font valoir qu’AWSC n’a pas et ne peut plus jouer le rôle de coordination qui lui est imparti par les mêmes MFIFAs. En conséquence de quoi, ACBU estime ne plus pouvoir coopérer au sein du réseau AWO.
Pour leur part, les cabinets d’AABU déclarent avoir été obligés de développer une activité de conseil, pour répondre aux besoins de certains clients abandonnés par les associés d’ACBU. En outre, ils font valoir que ces deux « units » servent des clients et des marchés très différents, et que le marché ne considère pas AABU et ACBU comme étant des concurrents. Les défenderesses accusent également ACBU d’avoir engagé la procédure dans le seul but de quitter le réseau sans respecter les clauses contractuelles de séparation.
Le raisonnement de l’arbitre
Monsieur Guillermo Gamba Posada commence par relever qu’en développant, à partir de 1994, ses activités de conseil, AABU a proposé à ses clients, une palette de services plus ou moins équivalente à celle offerte par les cabinets d’ACBU. Toutefois, il constate que ni les dispositions des MFIFAs, ni les directives produites par AWSC n’interdisent aux cabinets d’AABU de constituer et de développer de telles activités. L’arbitre rejette donc les demandes d’ACBU tendant à sanctionner la contrariété de certains actes des cabinets AABU aux dispositions contractuelles.
Tout au long de la procédure, les membres des deux « business units »ont énuméré un nombre élevé de pratiques malveillantes imputables, selon eux, à leurs adversaires respectifs. Cependant, Monsieur Guillermo Gamba Posada fait remarquer que même si certains actes peuvent être critiqués, ils ne sont pas expressément interdits par les MFIFAs;et de préciser, toutefois, que ces vitupérations démontrent l’existence d’une ambiance concurrentielle au sein du réseau, et que cette atmosphère délétère résulte de l’absence de coordination. L’arbitre constate donc qu’AWSC n’a pas joué le rôle de coordinateur qui lui était imparti par les MFIFAs.
Selon l’arbitre, les accords inter-firmes (MFIFAs) obligent AWSC à assurer la coopération, la coordination et la compatibilité des services offerts par les cabinets du réseau. Or, en raison de ses omissions et indécisions, cet organisme n’a pas su – et/ou pu répondre à ces obligations. Il n’a réussi ni à mettre en place un cadre directeur coordonnant les activités des deux « business units », ni à prendre les mesures nécessaires lorsque les conflits ont commencé à surgir.
AWSC fait valoir que, quand bien même elle n’aurait pas exécuté certaines de ses obligations prévues par les MFIFAs, ces violations mineures n’ouvrent pas droit à la résolution des accords, puisqu’elles ne constituent pas des « inexécutions essentielles », au sens de l’article 7.3.1 des « principes d’UNIDROIT relatifs aux contrats du commerce international ».
Monsieur Guillermo Gamba Posada rejette cette argumentation. Il estime, en premier lieu, que la défaillance de AWSC à accomplir les efforts nécessaires à la coordination a substantiellement privé les demanderesses de la coopération qu’elles étaient en droit d’attendre. En deuxième lieu, les deux « business units »furent réduites à agir comme s’il s’agissait de deux ensembles distincts, en raison de l’inaction de AWSC, organisme de coordination. La stricte exécution de l’obligation, impartie à AWSC, de coordonner les activités des deux « business units », est donc de l’essence même des MFIFAs. En troisième lieu, rien ne peut assurer les demanderesses que AWSC saurait, à l’avenir, répondre à ses obligations de coordination. En dernier lieu, l’arbitre dit qu’AWSC ne subirait pas de dommages excessifs en cas de résolution des accords MFIFAs. Par voie de conséquence, Monsieur Guillermo Gamba Posada prononce la résolution des accords qui liaient les membres d’ACBU au réseau Andersen. Cette résolution est effective à compter de la date du prononcé de la sentence.
L’arbitre affirme ensuite que le paragraphe 22 des accords MFIFAs autorise expressément les parties à introduire une instance arbitrale pour régler leur litige. Il fait aussi remarquer que ce même paragraphe 22 ne subordonnant pas l’introduction d’une demande d’arbitrage à une éventuelle notification aux autres membres de AWO, la saisine de la Cour Internationale d’Arbitrage ne saurait être appréhendée comme étant une manifestation de la mauvaise foi du demandeur.
Cette longue sentence s’achève sur les réponses aux questions causées par la séparation des deux « business units ». Monsieur Guillermo Gamba Posada rejette la demande par laquelle ACBU souhaitait récupérer les sommes qu’il avait, depuis 1994, versées à AWSC au titre des accords de 1989. Cette demande de restitution était fondée sur le premier paragraphe de l’article 7.3.6 des Principes UNIDROIT. Selon l’arbitre, toutes les parties ont bénéficié des avantages procurés par l’application mutuelle des MFIFAs. Dès lors, s’il devait autoriser les associés de ACBU à récupérer les sommes versées, ceux-ci se trouveraient indûment enrichis.
Formulée par les défenderesses, la demande de paiement des indemnités de séparation est également rejetée par l’arbitre. Selon le paragraphe 17.2 (A) des Accords MFIFAs, pour que les indemnités de séparation soient exigibles d’un membre partant, ce dernier doit être fautif. Or, Monsieur Guillermo Gamba Posada estime que la décision des membres d’ACBU de quitter le réseau, est la conséquence des « inexécutions essentielles » par AWSC, de ses obligations contractuelles. Dès lors, cette dernière ne peut pas exiger de telles indemnités aux associés d’ACBU.
Concernant les dénominations commerciales, l’arbitre déclare que le nom d’Andersen et ses dérivés sont des marques déposées par AABU LLP;ils lui reviennent donc de droit et les membres qui quittent le réseau AWO ne pourront plus en faire usage. Il en sera de même pour les technologies qui auraient été élaborées en commun.
En rendant cette sentence finale, l’arbitre colombien Guillermo Gamba Posada clôt une des procédures arbitrales les plus médiatisées de ces dernières années. L’envergure mondiale des litigants et leur très forte notoriété avaient contribué à attirer l’attention des médias sur cette affaire qui était sans doute, comme tout « divorce », émaillée de nombreuses considérations d’ordre passionnel.