J-13-202
SOCIETES A RESPONSABILITE LIMITEE — GERANT — OBLIGATIONS — REVOCATION — CONDITIONS VEXATOIRES — REMUNERATION
Il est du devoir d’un gérant de mettre en garde les associés contre des décisions qu’il estime devoir nuire à l’intérêt social. L’attitude du gérant qui, du fait du refus de certains associés de suivre ses mises en garde, s’est traduite par des prises de position particulièrement violentes, loin de constituer une faute de gestion ou d’être de nature à compromettre l’intérêt social ou le fonctionnement de la société, montre clairement que l’intéressé entend préserver les intérêts de la société contre les dérives de certains des associés, qui poursuivent un but personnel en désirant prélever des fonds, tandis que la société doit faire face à des engagements importants.
Dès lors qu’une personne, qui exerçait depuis dix ans les fonctions de gérant, a dû, dès l’issue de l’assemblée générale ayant voté sa révocation, remettre l’ensemble des clés en sa possession donnant accès à l’entreprise, une cour d’appel a pu décider, sans avoir à faire d’autre recherche, que cette révocation était intervenue dans des conditions vexatoires.
Dès lors que le principe et le montant d’une indemnité de congés payés d’un gérant ont été validés d’année en année en assemblée générale et que, si son contrat de travail a été qualifié de fictif, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit du seul document fixant la rémunération et les modalités de la gestion, c’est sans méconnaître le principe de la contradiction qu’une cour d’appel estime qu’il apparaît, à la lecture des résolutions successives prises par l’assemblée des associés, que la créance du gérant ne procède pas d’une transaction, mais d’un simple aménagement des conditions d’exécution de ses fonctions.
Cass. Com. France, 9 novembre 2010, Revue des Sociétés, juillet-août 2011, p. 421.- Actualités Juridiques, Edition économique n° 2 / 2011, p. 180.
LA COUR
Sur le moyen unique
Attendu, selon l’arrêt attaqué (Paris, 15 septembre 2009), que M. Mariotti, qui exerçait les fonctions de gérant de la SARL Un Point Trois (la société), a été révoqué lors de l’assemblée générale des associés réunie le 10 mars 2000; que, faisant notamment valoir que cette révocation avait été décidée sans juste motif et dans des circonstances vexatoires, il a assigné la société ainsi que six associés, MM. Bacala, Billan, Heulin, Marto et Maillot et Mme Lebihan (les consorts Bacala), en paiement de dommages-intérêts ainsi que d’une autre somme, en exécution des décisions de l’assemblée générale des associés;
Attendu que la société et les consorts Bacala font grief à l’arrêt d’avoir accueilli ces demandes, alors, selon le moyen :
1) que l’arrêt attaqué a relevé que plusieurs mois avant la révocation de M. Mariotti, les relations entre lui et certains associés étaient « tellement tendues » que, pour obtenir une modification de 1’ »attitude sociale » de ceux-ci, il « menaçait » de démissionner, qu’il disait avoir voulu se démarquer du comportement des associés qu’il jugeait « irresponsable » et « incohérent », qu’il a « mis en garde » les associés contre des décisions selon lui contraires à l’intérêt social, et que devant le refus des associés de suivre ses « mises en garde », il a pris une position « particulièrement violente »; qu’ainsi, était caractérisée une mésentente grave et persistante entre le gérant et les associés, de nature à compromettre l’intérêt social et le bon fonctionnement de la société; qu’en jugeant, au contraire, que la révocation de M. Mariotti n’était pas fondée sur un juste motif, au prétexte que ce dernier avait obtenu quitus de sa gestion, irréprochable selon la Cour d’appel, et que deux associés sur huit n’avaient pas voté sa révocation, la Cour d’appel a violé l’article L. 223-25 du Code de commerce;
2) qu’en estimant vexatoires les conditions de la révocation du gérant, au motif que les clés de l’entreprise lui avaient été immédiatement reprises, sans rechercher si M. Mariotti, dont elle a constaté qu’il menaçait de partir depuis plusieurs mois, n’avait pas porté la question de sa révocation à l’ordre du jour de l’assemblée générale, au cours de laquelle il a été révoqué, s’il n’échouait pas à prouver que l’accès à l’entreprise lui avait été refusé après reprise des clés, et si sa rémunération n’avait pas été maintenue pendant deux mois après sa révocation, la Cour d’appel a privé sa décision de base légale, au regard de l’article 1382 du Code civil;
3) que pour écarter le moyen formulé par la société Un Point Trois et ses associés, pris de la nullité de la transaction conclue avec M. Mariotti, portant sur les congés payés de ce dernier et rappelée dans les procès-verbaux d’assemblée générale, la Cour d’appel a retenu que cette transaction aurait constitué en réalité, un accord d’aménagement des conditions d’exécution du contrat de gérance; qu’en statuant ainsi, en relevant un moyen d’office et sans solliciter les explications des parties, elle a violé l’article 16 du Code de procédure civile;
Mais attendu, d’une part, qu’après avoir rappelé qu’il est du devoir d’un gérant de mettre en garde les associés contre des décisions qu’il estime devoir nuire à l’intérêt social, l’arrêt retient que c’est ce à quoi s’est employé M. Mariotti, en écrivant les 20 décembre 1999 et 5 janvier 2000 aux associés; qu’il ajoute que cette attitude qui, du fait du refus de certains associés de suivre ses mises en garde, s’est traduite dès cette époque par des prises de position particulièrement violentes, loin de constituer une faute de gestion ou d’être de nature à compromettre l’intérêt social ou le fonctionnement de la société, montrait clairement que l’intéressé entendait préserver les intérêts de cette société contre les dérives de certains des associés, qui poursuivaient un but personnel en désirant prélever des fonds, tandis que la société devait faire face, de manière imminente, à des engagements immobiliers importants; qu’en l’état de ces constatations et appréciations, la Cour d’appel a, abstraction faite des motifs surabondants critiqués par le moyen, légalement justifié sa décision;
Attendu, d’autre part, qu’ayant relevé, par motifs propres et adoptés, que M. Mariotti, qui exerçait depuis dix ans les fonctions de gérant, avait dû, dès l’issue de l’assemblée générale ayant voté sa révocation, remettre l’ensemble des clefs en sa possession donnant accès à l’entreprise, la Cour d’appel a pu décider, sans avoir à faire d’autre recherche, que cette révocation était intervenue dans des conditions vexatoires;
Attendu, enfin, que M. Mariotti ayant soutenu que la société n’était pas fondée à conclure au rejet de sa demande en paiement d’une somme s’élevant à 55.206,35 dès lors que son principe et son montant avaient été validés d’année en année en assemblée générale et que, si son contrat de travail avait été qualifié de fictif, il n’en demeurait pas moins qu’il s’agissait du seul document fixant la rémunération et les modalités de la gestion qui lui avait été confiée, c’est sans méconnaître le principe de la contradiction que la Cour d’appel a estimé qu’il apparaissait, à la lecture des résolutions successives prises par l’assemblée des associés, que la créance de M. Mariotti ne procédait pas d’une transaction, mais d’un simple aménagement des conditions d’exécution de ses fonctions de gérant;
D’où il suit que le moyen n’est fondé en aucune de ses branches.
Observations
La décision ci-dessus rapportée1 est intéressante, qui met en évidence le rôle de premier plan du gérant dans la préservation de l’intérêt social contre vents et marées. Il doit œuvrer à la préservation de cet intérêt, quitte à froisser la susceptibilité des associés.
Retrouvons les faits : le gérant d’une SARL, après avoir alerté les associés sur les risques que faisait courir à la société, tenue d’importants engagements, leur décision de prélever des fonds dans un intérêt personnel, avait pris des positions particulièrement violentes face au refus de certains de suivre ses mises en garde.
Nonobstant une gestion irréprochable, six des huit associés avaient alors voté sa révocation et exigé une restitution immédiate des clefs donnant accès à l’entreprise. Faisant valoir l’absence de juste motif et les circonstances vexatoires de cette révocation, l’ancien gérant avait assigné la société et les six associés en réparation, ainsi qu’au paiement d’une somme représentant une indemnité de congés payés, dont le principe et le montant avaient été validés d’année en année par l’assemblée, en dépit d’un contrat de travail qualifié de fictif.
La lecture de l’arrêt montre que son originalité réside dans le fait que la violence des réactions du gérant, face au refus de certains associés de suivre ses recommandations, et aux « dérives » de ces associés qui poursuivaient un but personnel, est en quelque sorte gommée, sous couvert d’une volonté manifeste du gérant de préserver les intérêts de la société. Cette violence est, néanmoins, l’expression d’une mésentente entre le gérant et les associés, ce qui pourrait justifier une révocation. Toutefois, la mésentente ne constitue un juste motif de révocation que, s’il est établi que cette mésentente compromet l’intérêt social ou le fonctionnement de la société. Cet arrêt rappelle bien que la considération de l’intérêt social est en permanence la boussole des magistrats, chaque fois qu’ils sont amenés à apprécier la motivation de la révocation d’un gérant.

1 Voir, pour approfondissement, la note de Jean-François BARBIERI, professeur des Universités, Avocat à la Cour.