J-02-30
TRAITE OHADA – CONFORMITE DES DISPOSITIONS DES ARTICLES 14, 15 ET 16 DU TRAITE AVEC L'ARTICLE 3 DU PRAMBULE DE LA CONSTITUTION DU SENEGAL.
Bien que les articles 14 à 16 du Traité OHADA réduisent les attributions de la Cour de cassation Sénégalaise telles qu'elles sont définies par l'article 82, alinéa 3 de la Constitution, ils sont compatibles avec l'article 3 du Préambule qui dispose que le peuple Sénégalais, soucieux de préparer l'unité des Etats de l'Afrique et soucieux d'assurer les perspectives que comporte cette unité…ne ménagera aucun effort pour la réalisation de l'unité africaine d'autant plus que le Traité OHADA, dans son Préambule, ne prescrit des limitations de compétence nationales qu'en vue d'accomplir de nouveaux progrès sur la voie de l'unité africaine.
(Cour constitutionnelle du Sénégal, arrêt n° 3/C/93 du 16 décembre 1993, Penant n° 827, p. 225, note Alioune SALL).
JURISPRUDENCE CONSTITUTIONNELLE
CONSEIL CONSTITUTIONNEL DU SÉNÉGAL
16 décembre 1993
Décision du Conseil constitutionnel n° 3/C/93 du 16 décembre 1993
Affaire N0 3/C/93 du 16 décembre 1993
Le conseil,
1 - Considérant que par requête en date du 29 novembre 1993, le Président de la République, en se fondant sur l’article 78 de la Constitution, a saisi le Conseil aux fins de voir :
– Statuer sur la conformité à la Constitution des articles 14 à 16 du Traité relatif à l’Harmonisation du Droit des Affaires en Afrique;
« - Relever d’office, le cas échéant, en application de l’avant-dernier alinéa de l’article 15 de la loi organique n0 92/23 du 30 mai 1992 sur le Conseil constitutionnel, une violation de la Constitution qui n’aurait pas été soulevée »;
2 - Considérant que cette requête, dont le Conseil constitutionnel a été saisi après la signature de l’engagement international et avant le vote de la loi autorisant sa ratification ou son approbation, est recevable, en application des articles 78 de la Constitution et 14 de la loi organique sur le Conseil constitutionnel;
3 - Considérant que le Président de la République demande au Conseil constitutionnel de se prononcer sur la constitutionnalité des articles 14, 15 et 16 du Traité de Port-Louis au regard des articles 80 et 82, alinéa 3, de la Constitution;
Au regard de l’article 80 de la Constitution :
4 - Considérant que les articles 14, 15 et 16 du traité attribuent compétence à une Cour commune de justice et d’arbitrage devant assurer dans les États parties l’interprétation et l’application communes du traité et des règlements pris pour son application et des actes uniformes;
Que saisie par la voie du recours en cassation cette Cour pourra également se prononcer sur les décisions rendues par les juridictions d’appel des Etats parties dans toutes les affaires soulevant des questions relatives à l’application des actes uniformes et des règlements prévus au présent Traité, à l’exception des décisions appliquant des sanctions pénales et, dans les mêmes conditions, sur les décisions non susceptibles d’appel rendues par toute juridiction des États parties dans les mêmes contentieux;
5 - Considérant que l’article 80 de la Constitution, en disposant que le pouvoir judiciaire est « exercé par le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État, la Cour de Cassation et les cours et tribunaux », réserve cet exercice aux seules institutions qu’il énumère limitativement, à l’exclusion de toute autre institution, qu’elle soit d’ailleurs nationale ou internationale;
6 - Considérant toutefois que les dispositions de l’article 80 ne visent que l’exercice du pouvoir judiciaire dans l’ordre juridique Sénégalais, qu’elles n’ont ni pour objet ni pour effet d’interdire la participation d’une institution autre que celles qu’elles énumèrent, à l’exercice du pouvoir judiciaire du Sénégal mais dans un cadre différent du cadre national, qu’il n’y a donc pas, en l’espèce, une contrariété logique entre les dispositions de l’article 80 et les articles 14, 15 et 16 du Traité attribuant à une juridiction internationale comme la Cour commune de justice et d’arbitrage la compétence de connaître, par voie de cassation, certaines décisions rendues en dernier ressort par les juridictions du Sénégal, dans le cadre d’une organisation internationale telle que l’Organisation pour l’Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires.
Au regard de l’article 82, alinéa 3, de la Constitution :
7 - Considérant, il est vrai, qu’en conférant cette compétence à la Cour commune de justice et d’arbitrage, les articles 14, 15 et 16 du Traité réduisent d’autant les attributions de la Cour de Cassation telles qu’elles sont définies par l’article 82, alinéa 3, de la Constitution qui dispose qu’en toutes matières autres que celles qui relèvent des compétences respectives du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État (article 82, alinéas 1 et 2), « la Cour se prononce par la voie de recours en cassation sur les jugements rendus en dernier ressort par les juridictions subordonnées »;
8 - Considérant qu’il n’en résulte cependant ni changement du statut international du Sénégal en tant qu’État souverain et indépendant, ni modification de son organisation institutionnelle; que le dessaisissement de certaines de ses institutions — Cour de Cassation, mais aussi Assemblée nationale — n’est ni total ni unilatéral, qu’il s’agit donc, en l’espèce, non pas d’un abandon de souveraineté, mais d’une limitation de compétences qu’implique tout engagement international et qui, en tant que telle, ne saurait constituer une violation de la Constitution, dans la mesure où celle-ci, en prévoyant la possibilité de conclure des traités, autorise, par cela même, une telle limitation de compétences;
9 - Considérant que même si les articles soumis à l’examen du Conseil constitutionnel avaient prescrit un véritable abandon de souveraineté, ils ne seraient pas inconstitutionnels; que s’il y avait un doute à ce sujet, il serait levé par les dispositions du paragraphe 3 du Préambule de la Constitution aux termes duquel :
Le peuple Sénégalais :
– Soucieux de préparer l’unité des États de l’Afrique et d’assurer les perspectives que comporte cette unité;
– Conscient de la nécessité d’une unité politique, culturelle, économique et sociale, indispensable à l’affirmation de la personnalité africaine;
– Conscient des impératifs historiques, moraux et matériels qui unissent les États de l’Ouest africain;
DÉCIDE :
« Que la République du Sénégal ne ménagera aucun effort pour la réalisation de l’unité africaine.
10 - Considérant en effet que la réalisation de l’unité africaine impliquant nécessairement un abandon de souveraineté de la part des États qui y participent, le peuple Sénégalais, par cette « décision constitutionnelle » accepte d’accomplir un tel « effort » qu’il s’ensuit qu’un engagement international, par lequel le Sénégal consentirait à abandonner sa souveraineté dans ce but, serait conforme à la Constitution à condition que cet abandon de souveraineté se fasse sous réserve de réciprocité et dans le respect des droits de l’homme et des peuples, ainsi que des libertés fondamentales, garantis par les dispositions de valeur constitutionnelle .
11 - Considérant qu’il en est ainsi, a fortiori, du Traité de Port-Louis du 17 octobre 1993 relatif à l’Harmonisation du Droit des Affaires en Afrique, dont les articles 14, 15 et 16 ne prescrivent qu’une limitation de compétences dans le but, selon les termes mêmes du Préambule dudit traité, « d’accomplir de nouveaux progrès sur la voie de l’unité africaine »; que ces articles ne sont donc pas contraires à la Constitution;
12 - Considérant que le Conseil constitutionnel ne relève dans le Traité aucune violation de la Constitution susceptible d’être soulevée d’office, conformément aux dispositions de l’article 15, alinéa 3, de la loi organique sur le Conseil constitutionnel;
DECIDE :
Article premier
La requête du Président de la République est recevable
Article 2
Les articles 14, 15 et 16 du Traité de Port-Louis du 17 octobre 1993 relatif à l’Harmonisation du Droit des Affaires en Afrique ne sont pas contraires à la Constitution;
Article 3
Aucune des autres dispositions du Traité ne lui est contraire.
Observations de SALL Alioune, Avocat au Barreau de Dakar
Ce n’est pas souvent que les juridictions suprêmes africaines se penchent sur la question des relations entre le droit international et le droit interne. Le premier intérêt de la décision du Conseil constitutionnel du Sénégal, rendue le 16 décembre 1993 (n° 3/C/93), réside dans le fait qu’elle vient enrichir une matière passablement indigente. Au-delà de cet apport qui fera les délices des juristes, le verdict rendu est important par ses conséquences pratiques. Éprouvant en effet la nécessité d’amplifier son raisonnement, le juge constitutionnel Sénégalais en arrive à poser un principe général lourd de conséquences, à partir d’une interprétation assez libre d’un texte constitutionnel que ne visait pas du reste la requête qui lui était soumise. Enfin, la décision qui nous occupe présente un intérêt d’ordre comparatif. Quiconque s’intéresse à l’attitude du juge national — quel qu’il soit — devant le droit international ne manquera pas de relever d’étranges similitudes avec la fameuse décision du Conseil constitutionnel français rendue le 30 décembre 1976 à propos de l’acte du Conseil des Communautés européennes du 20 septembre 1976 relatif à l’élection au suffrage universel direct de l’Assemblée communautaire. Dans les deux cas, en effet, c’est la question des sacrifices de souveraineté qui est en cause, plus précisément celle de leur mesure compatible avec les dispositions constitutionnelles.
En l’espèce, la Haute juridiction Sénégalaise, qui n’existe que depuis 1992, était saisie par le Président de la République, conformément à l’article 78 de la Constitution[1], pour vérifier la conformité à ce texte des articles 14 à 16 du Traité relatif à l’Harmonisation du Droit des Affaires en Afrique, également connu sous le nom de Traité de Port-louis[2]. Ces dispositions donnent compétence à une Cour commune de justice et d’arbitrage pour trancher toute difficulté qui surgirait entre les États parties à propos de l’application et de l’interprétation du Traité. De même, saisie par la voie du recours en cassation, cette Cour pourra connaître des décisions rendues par les juridictions d’appel des États parties dans les affaires touchant l’application des règles uniformes prévues par le Traité. Les dispositions constitutionnelles auxquelles ces règles semblaient s’opposer étaient l’article 80 et l’article 82, alinéa 3. Le premier indique que « le pouvoir judiciaire est indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. Il est exercé par le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État, la Cour de Cassation et les cours et tribunaux ». Le second dispose qu’en toutes matières autres que celles qui relèvent des compétences respectives du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État (article 82, al. 1 et 2), « la Cour se prononce par la voie du recours en cassation sur les jugements rendus en dernier ressort par les juridictions subordonnées ». La question posée était celle de la compatibilité de ces deux ordres de dispositions. La réponse des juges reflète une conception moderne et équilibrée de la souveraineté de l’État (I) mais ne manque pas de soulever quelques interrogations (Il).
I – LA PROBLÉMATIQUE DE LA SOUVERAINETÉ DE L’ÉTAT
C’est en effet sous l’angle de cette notion de souveraineté que le juge constitutionnel Sénégalais répond à la question posée. Le problème, tel qu’il le comprend, était de savoir si le pouvoir de juger, qui dérive de la souveraineté « interne » de l’État, pouvait être partiellement transférer à une autorité supranationale. Afin de statuer dans les termes mêmes de la requête, le Conseil constitutionnel répond du point de vue de l’article 80, puis de l’article 82, alinéa 3, de la Constitution. En vérité, la première partie de la réponse préjugeait de la seconde. En estimant que l’article 80 n’instaure de monopole juridictionnel que dans l’ordre national et non dans l’ordre international, et qu’il n’est donc pas contraire aux dispositions précitées du Traité, les juges ont déjà répondu à la seconde question qui leur était soumise et qui portait sur l’érosion ainsi consacrée des attributions de la Cour de Cassation telles qu’elles résultent de l’article 82, alinéa 3, de la Constitution. L’intéressant est toutefois dans la conception de la souveraineté qui se dégage de la décision et qui se trouve exposée dans le paragraphe 8 : « Considérant qu’il n’en résulte cependant ni changement du statut international du Sénégal en tant qu’État souverain et indépendant, ni modification de son organisation institutionnelle; que le dessaisissement de certaines de ses institutions — Cour de Cassation, mais aussi l’Assemblée nationale —n’est ni total ni unilatéral, qu’il s’agit donc en l’espèce, non pas d’un abandon de souveraineté mais d’une limitation de compétences qu’implique tout engagement international et qui, en tant que telle, ne saurait constituer une violation de la Constitution, dans la mesure où celle-ci, en prévoyant la possibilité de conclure des traités, autorise, par cela même, une limitation de compétence. »
Par cet attendu décisif, le Conseil constitutionnel Sénégalais spécifie la notion de souveraineté (A) et lui confrère un contenu (B).
A. Spécificité de la notion
On doit en effet se féliciter de la qualité rédactionnelle de ce paragraphe 8. Il faut rappeler ici que dans sa décision déjà évoquée du 30 décembre 1976 relative à l’élection de l’Assemblée européenne au suffrage universel direct, le Conseil constitutionnel français avait estimé que « si le préambule de la Constitution de 1946, confirmé par celui de la Constitution de 1958, dispose que, sous réserve de réciprocité, la France consent aux limitations de souveraineté nécessaires à l’organisation et à la défense de la paix, aucune disposition de nature constitutionnelle n’autorise des transferts de tout ou partie de la souveraineté nationale à quelque organisation internationale que ce soit. » Cette décision établissait donc une distinction entre les « limitations de souveraineté » — admissibles — et les « transferts de souveraineté » — inconcevables, du moins en l’état d’alors de la Constitution[3] - . Ce faisant, le Conseil donnait à penser qu’une organisation internationale pouvait être titulaire de tout ou partie d’une souveraineté. Or, une telle perspective n’est pas juridiquement admissible. L’idée même d’une souveraineté d’une organisation internationale est contestable parce que, comme on l’a déjà écrit, « la souveraineté ne vaut qu’en termes de juxtaposition, d’exclusivité territoriale; or, les organisations se trouvent dans une situation toute différente. A la différence des États, elles ne portent pas la responsabilité finale du destin d’une communauté humaine; elles n’ont (...) que des attributions limitées et des pouvoirs restreints. C’est donc à leur propos que l’on doit recourir, plus encore que pour les États, à la notion de compétence »[4]. Précisément, la décision Sénégalaise recourt fort opportunément à cette notion de compétence s’agissant d’une organisation internationale. Elle semble donc faire sienne l’idée que la notion de souveraineté est spécifique aux États, qu’elle ne s’applique qu’à eux. Une fois cette précision faite, le juge Sénégalais va essayer de dire en quoi consiste cette notion fondamentale du droit international.
B. Contenu de la notion
L’idée que le Conseil constitutionnel Sénégalais se fait de la souveraineté se veut à l’évidence moderne. Celle-ci n’est en effet pas conçue de manière absolue, comme une arme essentiellement dirigée contre les autres États, mais bien comme le fondement d’une discipline librement consentie. C’est de sa souveraineté même que l’État tire le droit de s’assujettir à la règle internationale. Dès lors qu’elle prévoit la possibilité de se lier internationalement, la Constitution admet une limitation des compétences étatiques. Or, il n’est pas imaginable que celle-ci, qui pose par ailleurs la règle de la souveraineté, recèle des contradictions en son sein. Il faut donc présumer la compatibilité des deux dispositions.
Par rapport à une conception qui a aujourd’hui fait date[5], la perspective est donc renversée : la souveraineté n’est pas seulement le pouvoir de dire « non », mais également celui de dire « oui »; elle n’est pas une fatalité négative ou une vocation à la subversion, mais peut être une liberté assumée dans une perspective constructive, un pouvoir de détermination et pas seulement de négation.
Cette conception s’accorde mieux aux réalités de notre âge. L’existence d’une pluralité d’États égaux en droit ainsi que leur interdépendance — fait majeur du temps présent — portent en germe la mort d’une perception négative de la souveraineté. Dès lors qu’un État souscrit un engagement international — et quel État ne l’a pas fait ? —, il sacrifie une part de sa souveraineté. La décision du 16 décembre 1993 met bien l’accent sur l’automaticité d’une telle sujétion en évoquant « tout engagement international ».
Il. SPLENDEURS ET MISÈRES D’UNE DÉCISION DE PRINCIPE
Le Conseil constitutionnel aurait pu s’arrêter à ces développements. Les questions posées par la requête du Président de la République avaient trouvé leurs réponses et nul n’aurait contesté, s’il s’en était tenu là, qu’il avait vidé sa saisine. La Haute juridiction Sénégalaise a toutefois éprouvé le besoin de pousser son raisonnement et d’avancer des affirmations qui, pour traduire sa hardiesse (A), n’en attestent pas moins un mimétisme d’autant plus regrettable qu’il n’était pas indispensable (B).
A. Une interprétation hardie du texte
Selon la décision, « même si les articles soumis à l’examen du Conseil constitutionnel avaient prescrit un véritable abandon de souveraineté, ils ne seraient pas inconstitutionnels » pour la raison que le paragraphe 3 du préambule de la Constitution dispose que :
« Le peuple Sénégalais
– Soucieux de préparer l’unité des États de l’Afrique et d’assurer les perspectives que comporte cette unité;
– Conscient de la nécessité d’une unité politique, culturelle, économique et sociale, indispensable à l’affirmation de la personnalité africaine;
– Conscient des impératifs historiques, moraux et matériels qui unissent les États de l’Ouest africain
DÉCIDE
Que la République du Sénégal ne ménagera aucun effort pour la réalisation de l’unité africaine. »
C’est donc à partir de dispositions aussi générales que le juge Sénégalais admet la validité d’un « abandon de souveraineté ». Il ne fait pas de doute qu’une telle conclusion résulte d’une interprétation téméraire, voire militante, du texte constitutionnel. Sans doute avancera-t-on que le préambule n’a pas qu’une vocation décorative et que la reconnaissance de sa valeur juridique implique qu’il puisse être une source directe d’obligations précises. Mieux, nul ne pourra contester que les dispositions précitées n’excluent pas la possibilité d’ « abandons de souveraineté ». Mais entre l’idée que le préambule n’exclut pas une telle éventualité et celle qu’elle l’autorise effectivement, il y a un pas que ne peut franchir qu’une interprétation téléologique. Force est d’admettre qu’une intelligence moins finaliste du texte était possible, même si, pour d’autres raisons, on peut se féliciter du verdict rendu par le Conseil. En vérité, il y a là comme l’esquisse d’une « politique jurisprudentielle » où — puisqu’il n’est pas certain que d’autres décisions suivront — un « coup de pouce » donné à une intégration africaine tant espérée.
Ce caractère presque partisan de la décision du 16 décembre 1993 est d’autant plus remarquable que, contrairement à d’autres États africains, le Sénégal n’organise pas dans sa Constitution de procédure spéciale d’abandon de souveraineté. L’article 67 de la Constitution centrafricaine, par exemple, prévoit que « la République peut, après référendum, conclure avec tout État africain des accords d’association ou de fusion comprenant abandon partiel ou total de la souveraineté en vue de réaliser l’unité africaine ». De la même manière, la Constitution nigérienne spécifie que « la République du Niger peut conclure avec tout État africain des accords d’association ou de communauté emportant abandon partiel ou total de la souveraineté en vue de réaliser l’Unité africaine » (article 121). La Loi fondamentale Sénégalaise ne contient pas d’énonciations aussi précises quant à la réalisation de l’Unité africaine. Dans l’affirmation du credo régionaliste, elle se situe sur le même plan que des États comme le Burkina Faso, le Congo, le Togo ou la Guinée. Ceux-ci proclament, dans leurs préambules constitutionnels également, leur attachement à l’Unité de l’Afrique. A la limite, on peut donc penser que la logique qui anime la décision du Conseil constitutionnel Sénégalais conduirait, dans chacun de ces États, à admettre la constitutionnalité des « abandons de souveraineté ».
Là n’est pourtant pas le seul problème. Après tout, l’interprétation n’est jamais tout à fait une opération neutre, et il y a longtemps qu’on ne s’effraie plus du pouvoir normatif de la jurisprudence. Si la décision qui nous occupe fait encore question, c’est que, reprise dans sa globalité, sa cohérence interne ne va pas de soi. Une telle imperfection nous semble liée à un certain mimétisme.
B. Les pièges du mimétisme jurisprudentiel
L’originalité de la décision Sénégalaise est qu’elle admet les « abandons de souveraineté ». Alors que la jurisprudence française rejette un pareil abandon, le juge Sénégalais conçoit volontiers une telle éventualité. On avait pourtant pu croire que celui-ci, en distinguant les « abandons de souveraineté » des « limitations de compétences » et en ne retenant que celles-ci dans l’espèce, invaliderait ceux-là. Il n’en est donc rien. On peut dès lors se demander si la discrimination établie n’a pas qu’un intérêt purement théorique puisqu’en tout état de cause, les uns comme les autres restent possibles en l’état actuel de la Constitution Sénégalaise. C’est ici que la décision devient suspecte de mimétisme. Au bout du compte, il apparaît, contrairement à la jurisprudence française, que la distinction relevée ne présentait aucun intérêt pour la solution du problème posé. Somme toute, le juge Sénégalais aurait pu faire l’économie de telles subtilités. En admettant même qu’il élève son propos pour indiquer que la Constitution autorise des sacrifices de souveraineté autrement plus importants que ceux que stipule le Traité de Port-Louis, il aurait pu se dispenser d’une construction fine et séduisante, mais en définitive inutile.
En fait, tout porte à croire que la plume du juge a trahi sa pensée, c’est-à-dire qu’obsédé par la jurisprudence française — qui, il est vrai, était confrontée à un problème analogue —‘ il n’a pu s’empêcher d’en reproduire les termes.
Au reste, qu’il s’agisse de la jurisprudence française ou de la jurisprudence Sénégalaise, il est permis de s’interroger sur la valeur opérationnelle de la distinction proposée. La difficulté de la cerner avec précision a été soulignée par la doctrine[6], et le Conseil constitutionnel français, dans sa jurisprudence plus récente, adopte des formules moins stéréotypées, plus pragmatiques. Il apprécie à partir d’une vue d’ensemble et paraît peu enclin à se référer aux catégories dégagées par la décision de 1976[7].
On regrettera donc que l’ombre de la jurisprudence française ait plané sur le Conseil constitutionnel Sénégalais, d’autant que les concepts de 1976 n’étaient pas indispensables à la solution du problème posé. Cela ne doit pas dissimuler l’importance de la décision du 16 décembre 1993. Sur la question de la souveraineté, elle adopte une conception souple et moderne, alors que la « tentation d’exister », c’est-à-dire d’affirmer son indépendance, guette toujours les États nouveaux. L’intérêt de la jurisprudence Sénégalaise est également d’ordre pratique : les juges ont ouvert le boulevard de l’intégration, en élaguant les obstacles juridiques qui pourraient se dresser. L’œuvre n’est pas négligeable; il suffit de songer aux controverses et difficultés suscitées par « la construction européenne » dans maints États membres[8].
Alioune SALL
Docteur en droit - Université de Paris I
Avocat au barreau de Dakar
Notes
[1] Article 78 de la Constitution (L. du 25 août 1992) : « Si le Conseil constitutionnel a déclaré qu’un engagement comporte une clause contraire à La Constitution, l’autorisation de la ratifier ou de l’approuver ne peut intervenir qu’après la révision de la Constitution. »
[2] Pour plus de détails sur ce Traité et les institutions qu’il crée, v. L. Savadago, « le Traité relatif à l’Harmonisation du Droit des Affaires en Afrique ».Annuaire français de droit international, 1994, p. 823 et s.
[3] V. L. Hamon, note au Dalloz 1977, p. 206, ou M. de Villiers, « Le Conseil constitutionnel et l’élection de l’Assemblée européenne au suffrage universel direct ou les pièges du politique », JCP 1978 I 2895, par. 29. « La distinction faite par le Conseil constitutionnel entre les limitations et les transferts de souveraineté est en fait le point le plus spectaculaire de la décision. »
[4] P. Reuter, « Principes de droit international public”, RCADI, 1961 Il, Vol. 103, p. 519.
[5] En droit international, l’idée de souveraineté absolue a longtemps été défendue. On la retrouve, par exemple, chez Ch. Dupuis (« Règles générales du droit de la paix », RCA DI, 1930 Il, p. 5-290).
[6] Entre autres, L. Hamon, op. cit.
[7] V., par exemple, la décision du 17 juillet 1980 à propos d’une convention franco-allemande additionnelle à la convention européenne d’entraide judiciaire, où il relève seulement qu’il n’y a pas d’atteinte au principe de la souveraineté nationale. V. également les décisions 85-188 du 22 mai 1985 et 91-294 du 25 juillet 1991 où il se borne à évoquer les « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale ».
[8] Pour avoir une idée de ces difficultés, v. G. Olmi, Les rapports entre droit communautaire et droit national dans les arrêts des juridictions supérieures des États membres.