J-05-277
CCJA – FONCTION CONSULTATIVE – SAISINE PAR UNE JURIDCTION NATIONALE POUR AVIS CONSULTATIF – ABSENCE DE SAISINE PAR UNE DES PARTIES – IMPOSSIBILITE POUR LA CCJA DE SE PRONONCER.
Saisie par une cour d’appel pour se prononcer sur l’incompétence de la Cour suprême nationale pour statuer sur des matières relevant du droit Ohada, la CCJA ne peut se prononcer sur la compétence de ladite juridiction dans la mesure où n’ayant pas été saisie par la partie qui a soulevé l’exception d’incompétence devant la Cour suprême ne l’a pas saisie.
(CCJA, Avis n° 1/2004/JN du 28 janvier 2004, Recueil de jurisprudence de la CCJA, n° 3, janvier-juin 2004, p. 151).
La Cour commune de justice et d’arbitrage de l’OHADA, réunie en formation plénière à son siège,
Vu le Traité de Port-Louis du 17 octobre 1993 relatif à l'harmonisation du droit des affaires en Afrique, notamment en ses articles 13,14,1,5 et 18; ,
Vu le Règlement de procédure de la Cour Commune de Justice et d' Arbitrage (CCJA), notamment en ses articles 9, 53,56,57 et 58;
Vu l'Arrêt n° 172/03 en date du 19 mai 2003, parvenu à la Cour le 18 juillet 2003, par lequel la Cour d'Appel de N'Djaména (République du Tchad) sollicite un avis dans une instance opposant M. DOUDOU DJIBRINE DOUDOU à la BANQUE DE DEVELOPPEMENT du TCHAD (BDT) ainsi libellé :
« Considérant que le souci d'harmonisation du droit des affaires dans les Etats parties n'autorise pas les juridictions nationales à y faire entorse par quel que moyen détourné que ce soit;
Qu'en effet, selon l'article 13 du Traité OHADA, le contentieux relatif à l'application des actes uniformes est réglé en première instance et en appel par les juridictions des Etats parties;
Que l'article 14 dudit traité dispose que : « la Cour Commune de Justice et d’arbitrage assure dans les Etats parties l'interprétation et l'application commune du présent traité et des règlements pris pour son application et des Actes uniformes.
La Cour peut être consultée par tout Etat partie ou par le Conseil des Ministres sur toute question entrant dans le champ de l'alinéa précédent. La même faculté de solliciter l'avis consultatif de la Cour est reconnue aux juridictions nationales en application de l'article 13 ci-dessus.
Saisie par la voie du recours en cassation, la Cour se prononce sur les décisions rendues par les juridictions d'appel des Etats parties dans toutes les affaires soulevant des questions relatives à l'application des Actes uniformes et des Règlements prévus au présent traité à l'exception des décisions appliquant des sanctions pénales.
Elle se prononce dans les mêmes conditions sur les décisions non susceptibles d'appel rendues par toute juridiction des Etats parties dans les mêmes contentieux.
En cas de cassation, elle évoque et statue sur le fond ». .
Que l'article 15 du même Traité, énonce quant à lui que : « les pourvois en cassation prévues à l'article 14 sont portés devant la Cour Commune de Justice et' d'Arbitrage, soit directement par l'une des parties à l'instance, soit sur renvoi d'une juridiction nationale statuant en cassation saisie d'une affaire soulevant des questions relatives à l'application des Actes uniformes »;
Que malgré toutes ces dispositions cohérentes et pertinentes, la Cour Suprême du Tchad a retenu l'affaire DOUDOU DJIBRINE DOUDOU contre la BDT, cassé et annulé la décision rendue par la Cour d'Appel (1ère chambre civile, commerciale et coutumière) pour renvoyer les parties devant la Cour d’appel autrement composée;
Qu'elle a cru devoir le faire en ne s'appuyant que sur le seul moyen tiré du défaut de réponse à conclusions alors même que le BDT, ayant pour conseil Maître JAN BERNARD PADARE a soulevé in limine litis, l'incompétence de cette Cour Suprême;
Que s'agissant à notre sens, de l'interprétation et de l'application des lois communautaires et ne voulant pas commettre un juridisme préjudiciable à une jurisprudence unifiée, recherchée par les rédacteurs du traité, il convient d'en référer à la Cour Commune de Justice et d'Arbitrage pour être mieux fixé.
Par ces motifs
Après en avoir délibéré conformément à la loi;
Statuant publiquement et contradictoirement à l'égard des parties en matière civile, commerciale et coutumière et en dernier ressort;
Avant Dire Droit
Ordonne qu'un avis consultatif soit demandé à la Cour Commune de Justice et d' Arbitrage sur les points suivants :
1°) le fait pour une juridiction nationale statuant en cassation, saisie d'une affaire soulevant des questions relatives à l'application des Actes uniformes, de passer sous silence les moyens tirés des textes communautaires et de ne s'appuyer que sur un principe général de droit ou sur un texte national comme l'a fait la Cour Suprême du Tchad qui, pour casser l'arrêt de la Cour d'appel de N'Djaména (première chambre civile, commerciale et coutumière), a estimé que celle-ci n'a pas répondu aux conclusions du demandeur peut- il justifier la compétence de cette juridiction?
2°) Dans le cas d'espèce, la deuxième chambre civile, commerciale et coutumière de la Cour d'appel est-elle encore compétente pour rejuger l'affaire, malgré le sentiment qu'elle a, de la violation de la loi communautaire par la Cour Suprême, notamment en ce qui concerne les articles 13, 14 et 15 du Traité OHADA ? Quelle solution lui propose la CCJA ? ».
Vu les observations de la République du BENIN; Vu les observations de Maîtres Thomas DINGAMGOTO et Magloire BAHDJE, Conseils de DOUDOU Djibrine Doudou et de Maître Jean Bernard PADARE, Conseil de la Banque de Développement du TCHAD (BDT);
Sur le rapport de Monsieur Antoine Joachim OLIVEIRA, Second Vice-président;
EMET L'AVIS CI-APRES
Sur la première question :
Il convient de rappeler que l'article 18 du Traité instituant l'OHADA dispose «Toute partie qui, après avoir soulevé l'incompétence d'une juridiction nationale statuant
en cassation estime que cette juridiction a, dans un litige la concernant, méconnu la compétence de la Cour Commune de Justice et d'Arbitrage peut saisir cette dernière dans un délai de deux mois à êompterde la notification de la décision contestée (...) ».
La Cour de céans n'ayant pas été saisie par la partie qui a soulevé l'exception d'incompétence devant la Cour Suprême du TCHAD ne peut, en l'état, se prononcer sur la compétence de ladite juridiction nationale.
Sur la seconde question :
En raison de ce qui est dit en réponse à la première question, la Cour ne saurait se prononcer sur la seconde question..
Le présent Avis a été émis par la Cour Commune de Justice et d'Arbitrage de l'OHADA en sa séance du 28 janvier 2004 à laquelle étaient présents :
MM. SeydouBA, Président
Jacques M'BOSSO, Premier Vice-président
Antoine Joachim OLIVEIRA, Second Vice- président-Rapporteur
Maïnassara MAIDAGI, Juge
Boubacar DICKO, Juge
Biquezil NAMBAK, Juge
et Maître Pascal EdouardNGANGA, Greffier en Chef~
Le Président
Seydou BA
Le Greffier en chef
Pascal Edouard NGANGA
Observations de Joseph ISSA-SAYEGH
Cet « avis » laisse un petit sentiment de frustration et de grandes interrogations dans l’esprit du lecteur.
La cour d’appel de Ndjaména a saisi la CCJA pour lui demander si la manière dont la Cour Suprême du Tchad avait procédé était conforme au Traité de l’OHADA, pris, notamment, en ses articles 13, 14 et 15. La cour d’appel demandait l’avis de la CCJA sur deux points.
Premier point. Selon la Cour d’appel de Ndjaména (dont le texte de l’avis rendu ne permet pas de dire si c’est la composition dont l’arrêt avait été cassé ou celle qui avait été saisie sur renvoi après cassation), la Cour suprême avait été saisie d’un pourvoi en cassation soulevant des questions relatives à l’application des actes uniformes; au lieu de se prononcer sur ces questions, elle aurait cassé l’arrêt de la Cour d’appel en lui reprochant de n’avoir pas répondu aux conclusions du demandeur. La question de la juridiction sollicitant un avis était celle-ci : le fait de n’avoir pas répondu aux conclusions du demandeur suffit-il à justifier la compétence de la cour suprême tchadienne ?
Deuxième point. La cour d’appel est-elle encore compétente pour rejuger l’affaire, malgré le sentiment qu’elle a de la violation de la loi communautaire par la Cour suprême, notamment des articles 13, 14 et 15 du Traité Ohada ? Quelle solution lui propose la CCJA ?
La CCJA s’est défaussée de ces deux questions en refusant, à notre avis, de répondre à deux questions embarrassantes, en donnant des leçons de droit aux juridictions nationales impliquées. C’est dommage car, c’est bien là la nature intrinsèque et substantielle des avis consultatifs qui lui sont demandés et qui sont destinés à empêcher les errements juridiques et judiciaires.
Il est certain qu’en l’absence de l’arrêt de la cour suprême nationale et du pourvoi en cassation qui avait été formé devant elle, il est difficile de reconstituer avec exactitude les faits et la procédure qui ont justifié la saisine de la CCJA pour avis. On ne peut donc se fier qu’aux dires de la cour d’appel de Ndjaména pour tenter d’apprécier le bien fondé de la réponse de la CCJA aux deux questions qui lui étaient posées.
Première réponse.
La CCJA a estimé qu’elle ne pouvait se prononcer sur la première question dans la mesure où elle n’avait pas été saisie par l’une des parties conformément à l’article 18 du Traité qui permet à la partie qui a soulevé l’exception d’incompétence d’une juridiction nationale statuant en cassation sur des questions relevant de la CCJA, de saisir cette dernière dans un délai de deux mois à compter de la notification contestée.
En répondant de la sorte, la CCJA prononçait deux affirmations, l’une explicitement, l’autre implicitement .
1) Elle a affirmé explicitement qu’elle ne peut être saisie d’une demande d’avis consultatif sur la compétence d’une cour suprême que si elle est saisie d’un recours contentieux par un des plaideurs dans les conditions de l’article 18 du Traité; c’est là confondre deux recours : celui en demande d’avis par une juridiction nationale et celui en cassation par l’une des parties. On comprend d’autant plus mal cette affirmation qu’il lui suffisait de faire référence à l’insuffisance d’informations fournies pour se prononcer comme elle le fait dans la seconde affirmation mais de façon implicite.
2) Implicitement, elle considère que n’ayant pas été saisie par la partie qui a soulevé l’incompétence, elle ne peut, en l’état, se prononcer sur la compétence de ladite juridiction nationale. On peut comprendre sa prudence à ne pas se prononcer sur la nature des questions juridiques de fond qui étaient posées (relevaient-elles ou non des actes uniformes de l’OHADA) puisque celles-ci ne lui avaient pas été révélées, mais ce n’était pas cela qui était au cœur de la question posée; il lui était demandé, maladroitement il faut le reconnaître , si la Cour suprême nationale, bien que saisie de violation de questions relavant du droit uniforme, pouvait écarter ces questions et prononcer la cassation pour défaut de réponse aux conclusions du demandeur.
La CCJA ne répond pas à cette question qui pouvait parfaitement être désolidarisée du manque d’information sur la nature des points de droit méconnus. En effet, la cour suprême nationale peut parfaitement jouer son rôle disciplinaire en rappelant aux juges du fond d’avoir méconnu leur obligation de répondre aux conclusions des plaideurs et de motiver de façon exacte et suffisante leurs décisions. Sur ce point, la CCJA pouvait répondre car d’autres affaires l’ont posée et d’autres à venir la poseront encore. Elle ne pourra pas échapper à cette question trop longtemps. A notre avis, lorsqu’une cour suprême nationale, même saisie à tort pour trancher de questions mettant en cause l’application ou l’interprétation du droit Ohada, est également saisie de questions impliquant, préalablement, les obligations des magistrats dans la manière de rédiger les décisions, elle est compétente. Cela ne veut pas dire que si la CCJA était saisie des mêmes problèmes, elle ne puisse les trancher également.
Deuxième réponse.
Estimant que la seconde question était intimement liée à la première, la CCJA a déclaré ne pouvoir y répondre. Sans doute par pudeur, car y répondre n’aurait pu que rappeler à la cour d’appel une règle élémentaire et fondamentale de ses pouvoirs et devoirs. En effet, lorsqu’une cour d’appel est saisie sur renvoi après cassation, elle doit user de ses pleins pouvoirs d’appréciation en tant que juge du fond, surtout lorsque la cassation ne porte pas sur la violation d’une règle juridique de fond mais de forme.
1 Maladroitement, pensons-nous, car la cour d’appel reproche à la Cour suprême d’avoir, intentionnellement, passé sous silence les violations du droit uniforme.
2 Voir Cour suprême du Niger. Ohadata J-02-28; Ohadata D-02-29